J’ai
choisi comme sujet de ma conférence de ce soir le danger que
représente pour l’humanité l’usage du tabac. Je suis fumeur
moi-même, mais comme ma femme m’a ordonné de parler des méfaits
du tabac, inutile de discuter.
Les
Méfaits du tabac Anton
TCHEKHOV (1860-1904)
Je
suis descendue d’un seul trait d’un seul et c’est ainsi que
j’ai paraphé ma vie. Tombée du ciel. De la fenêtre.
Trop
tard diraient les uns ou les autres. Et non. Je suis sûrement libre
comme j'en fais le constat dans l'instant. Enfin peut-être… que ce
n'est pas aussi simple. Mais je ne connais pas vraiment toutes
les clauses de ce contrat-là. La mort. J'avais promis pourtant. Pas
devancer l'appel, mais en ce qui me concerne il s'agissait plutôt
d'un hurlement qui n'avait de cesse.
J’ai
entendu un cri au moins. Il y a peu de passage dans ma rue. Une des
jolies petites rues de Montmartre, une de mes préférées, celle où
j’ai habitée pendant près de vingt ans. Pas la plus belle des
rues du quartier, mais située tellement stratégiquement que j’en
étais tout à fait satisfaite, au moins de cela. Et la rumeur du
boulevard de Clichy juste dessous presque assourdie, toujours
présente pourtant. C'était, c'est entre Pigalle et les Abbesses, en
parallèle, avec trois métros proches dont celui de Blanche, ceux
dans lesquels je m’engouffrais au choix et selon les directions,
aussi au gré de mon envie de faire des pas en plus ou en moins
aussi.
Qu’est-ce
que je fais là ? Où ? Où suis-je puisque je reste observatrice ?
Je
n’ai pas vu ma vie défiler comme le disent ceux qui ne sont pas
morts, et prétendent en revenir. Parce que des autres, ceux de la
mort absolue qui ne reviennent jamais, on n’en sait rien du tout.
Alors
n’aurais-je pas suivi le bon chemin ? Serais-je donc maudite comme
tous ceux qui avant moi auraient fait le même geste épique, punie
par toutes les religions puisque ayant fait offense à un Dieu ou à
la vie, à je ne sais quelle divinité calamiteuse qui vous
obligerait à vivre jusqu’à la mort ?
N’est-ce
pas ce que j’ai fait tout de même, vivre jusqu’à la mort ?
Celle que je semble avoir choisie, d’accord, si on veut...
Le
voilà donc le crime ? Mon crime. Voilà que j’ai tué une
personne, en légitime défense. Moi. Ma propre personne. Alors
quelle peine vais-je encourir ? Ça pourrait être presque comique si
on imagine cette dimension.
La
vie après la vie. A quelques détails près je vois bien que je n'en
sais encore rien de tout cela, comme s’il y avait là encore, un
temps pour tout.
Mais pas non plus de trou noir ni de mirifique lumière ou quelqu’un
qui m’aurait attendue au bout de ce tunnel. Un bel accueil ne m’est
pas accordé. Ni rien non plus de moche pourtant. L'étrange, c'est
que j’ai encore l’impression d’être dans le vide, en
suspension. Est-ce cela mourir, figée dans le dernier instant ? En
apesanteur ici.
Il
y a un petit attroupement autour de mon corps gisant. Un filet de
sang coule de mon oreille, comme un reste de vie qui s'échapperait
alors que tout est arrêté, le coeur, le cerveau et tout le reste de
concert. Le dernier mouvement du sang n’a pas encore cessé. Bitume
mouillé. Je n’avais même pas remarqué qu’il pleuvait ou qu’il
a plu.
Je
ne suis pas sortie de mon corps et la perspective n’est pas
spécifiquement vue d’en
haut.
Ça m’a l’air plus complexe.
Est-ce
qu’aux suicidaires on leur donne encore ce temps de réflexion qui
m’est accordé là ? Jusqu’à quand ? Et au travers de combien de
métamorphoses devrai-je passer ? Est-ce que la pensée, ce sera
comme ce petit ruisseau de sang, un faux mouvement qui va
s’interrompre un peu plus tard, sous peu, d'un seul coup ? De quoi
est-ce que je dois encore profiter ? Et est-ce que ces questions sont
celles d’une fin de vie ? Un continuum qui me surprend. Est-ce que
je vais garder cette réflexion sans mon corps ? Un pur esprit.
Mmh... comme cette pensée me fait du bien et sourire aussi, à peu
près. Sans lumières mais sans douleurs non plus, j'y viendrai.
Aveugle
en quelque sorte, mon corps mort – et est-ce bien lui ou une
manière de parler ancienne – entend des voix. Je ne peux pas dire
que je regarde car il me semble que je suis faite d’une nouvelle
vision. D'autres sens qui se mêlent à mon habituelle façon de voir
les choses.
Je
l’avais bien dit ! Enfin ces derniers temps, c’est avec moi
seule que je discutais encore de cette question du suicide, avec le
vertige d'une prescience qui me prenait systématiquement quand
j’ouvrais ou fermais la fenêtre, celle qui donne sur la rue.
J’avais
peur de balancer. Cela me semblait terriblement expéditif. Il n’y
a bien que la balle dans la peau qui soit encore plus rapide et tout
aussi efficace. A disons au moins 90% de réussite définitive. Des
gestes abruptes.
Et
j’avais toujours jusque-là contourné les morts certaines,
m’exerçant méthodiquement à jouer, échouer principalement à la
vie à la mort à la roulette de médicaments le plus souvent, de
cisaille parfois. Et pour tout dire, espérant toujours y échapper.
Et c’est ce qui arrivait, même cette fois-là où j’avais pris
tellement de benzodiazépine (une quarantaine de cachets comptés) et
me réveillais simplement et finalement dans une chambre d’hôpital,
soulagée surtout, heureuse presque, et me demandant pourtant au bout
de quelques minutes seulement, combien de temps j’allais devoir
rester à l’hôpital, une hantise nouvelle. Mais l'effet
cathartique du suicide est bien là. Je repartirai comme pour une
nouvelle vie.
Candidate
au suicide, je l'ai été plus qu'à mon tour. Là je suis carrément
devenue la Miss Monde pour de bon du sujet, et ce serait comme si je
n’arrivais pas autant à me détacher de la vie. C’est là le
problème ? Est-ce que quelque chose bat encore en moi et je
l’ignorerais ? C’est ça la mort ? Une mise au point de plus,
mais là très longue pour le coup. Infinie ?
Tous
ces mots me semblent tellement du passé. Encore un temps. Passé,
présent, futur, un mystère irrésolu jusque-là et peut-être
toujours. Plus-que-parfait. C’était le cas de le dire, même si je
n’ai jamais su vraiment ce qu’il en était, ce que c’était que
ce temps et pas plus les autres ou sinon le présent et l'imparfait
au moins. Le futur ? Le passé-simple pour ses incertitudes.
Mais j’aimais surtout et encore le sens immédiat d’une telle
conjugaison.
Est-ce
que je suis dans cet entre-deux éternel auquel seraient voués les
suicidés selon leurs dogmes, leurs religions encore ? Il doit être
trop tôt pour l'envisager.
Ou
alors un cadeau que l’on me ferait d’être un pur esprit, un
esprit libre aussi qui continuerait de bosser ? Un piège, sans
doute, que je me serais tendue. Ce que j'avais de toujours décidé
d'être.
Y
avait-il une mort pour tous ou une mort individualisée ? Est-ce que
j’avais la réponse à présent à cette chose qui nous terrorisait
tous : la fin du monde, du notre ? Et pas de communiqué possible sur
une telle question. Non, pas une réponse mais un simple
état
des lieux.
Un
ciel gris de mars, avec une température qui, dans mon souvenir,
était en dessous des moyennes saisonnières avaient-ils dit. « Mon
Dieu ! Je l’ai vu hier encore et elle ne semblait pas aller plus
mal que d’habitude.
« Ce
n’était pas son premier coup d’essai.
- Non mais...
- Il faudrait avertir la famille... »
Là
ça se corse sérieusement et je devrais sans doute être sujette à
une inquiétude et le suis. Et la culpabilité sournoise. Allais-je
enfin y avoir droit ? Des sentiments ?! Il ne manquait plus que ça !
Est-ce que je peux demander conseil auprès d'autres morts, ceux que
je devrais normalement retrouver ? Mais tout ça m’a l’air d’être
un très beau conte de fées à présent.
Être
morte, et toujours aussi ignorante de la meilleure manière de
procéder maintenant,
encore à chercher. Mais qu’est-ce que j’allais chercher-là pour
le coup ?
Je
suis impuissante à présent en matière de vie et de tout ce qui
semble concerner les vivants. Non, je ne vais pas pouvoir consoler ma
mère ou mes proches, j’en ai la certitude déjà. Et je n’ai
laissé aucune lettre d’adieu ou de rage ou de quoi que ce soit,
comme du mépris. Non par malveillance mais parce que je n’avais
pas vraiment grand-chose à dire, et surtout parce que j’ai été
surprise par la brutalité de mon propre geste.
Et
la première chose qui réussit à me frapper, en ce nouveau temps,
c’est que la tristesse m’a entièrement quittée.
Un
truc pour le coup inouï qui n’a pas été prévu, ni même le fait
de pouvoir le constater. Je me prends une sorte de pouls, et quelque
chose bat encore, pas pour de vrai, mais encore tout de même. Mais
quoi ? Les battements de la mort ? Les roulements de tambour de
l'au-delà ? « Encore une de tes inventions... »
dirait ma mère.
Je
me rends pourtant compte que rien ne peut être dit pensé formulé
imaginé comme avant. Et cet avant-là est de taille. Un état
modifié de conscience, sans adjuvant pourtant. Eh bien oui,
puisqu'ils ont inventé ça un jour aussi et que dans le fond tout le
monde a cherché la réponse, continue et à travers ce qu’ils
appelaient ainsi. Ce fameux état-modifié-de-conscience obtenu au
moyen de LSD et autres champignons ou les danses des Gnawas. Et je ne
pouvais pas dire alors que je l’avais trouvé, enfin pas de mon
vivant ne l'ayant pas cherché. Il s'agissait pour moi de trucs de
magiciens, la mort bien plus mystérieuse que leurs danses de
dervichs.
Et
alors là puis-je vraiment parler de trouver ? Après tout il me
vient tout un tas de questions qui prouvent peut-être que je n’avais
pas encore trouvé de stabilité, s’il en est ainsi à un moment ou
à un autre de cet étrange sortilège. Était-ce cela les limbes ?
Comment peut-il se faire que je me pose autant de questions, alors
que je suis tombée dans la réponse ? Splach
! Et en plein dans le mille.
On
emmenait mon corps.
Des
coups de téléphone s’échangeaient et c’était un peu comme si
je courais tout du long de ces lignes téléphoniques des uns aux
autres, de mes proches, sans pouvoir rien faire. J’aurais aimé
m’excuser en quelque sorte. Désolée, je l’étais véritablement.
Mais après des mois et des mois de douleur, des années, et ce geste
fatal, cette désolation ne prenait pas la place que l’on pouvait
imaginer, mais alors pas du tout. Il était bien sûr trop tard pour
l’être vraiment, désolée.
Est-ce
que quand on est mort, on deviendrait insensible ou cynique, et cette
insensibilité a-t-elle pour première conséquence de me faire dire
que je ne suis plus triste ? Cette mort, comme le final d'une énorme
dépression.
C’est
véritablement insensé et n’a rien du tout à voir avec cela. Mais
personne n’avait pu me donner les mots de la mort, et pas plus ceux
qui m'ont quittés. Pourtant avant je les avais tellement
questionnés. Où étaient-ils ? Je ne le savais pas plus pour le
moment.
Où
est-ce que je me trouve ? Je l’ignore totalement. Partout et nulle
part pourrait-on dire. Et je ne sais plus quelle est la priorité.
Je
me mis à me balancer, du moins c’est l’impression que j’eus à
ce moment-là, d’avant en arrière comme le font ces enfants
autistes ou comme les Juifs dans la synagogue ou en prière chez eux.
Un peu des deux.
C’est
la chose que je découvrais et qui me permettait de rester dans une
espèce de torpeur protectrice dont j’avais besoin à ce moment-là
de ma mort.
Berceuse
pour une chute, cela s’intitulerait ainsi. Et n’étant plus
vraiment dans les temps, je ne saurais jamais combien de minutes ou
d’heures ou même de siècles je restais ainsi, sur cette drôle de
balancelle personnelle et qui m'apaisait. C'était bien la première
trouvaille de cette nouvelle ère.
Avant,
j’aurais sans doute été très angoissée par toutes ces étapes
qui semblent se profiler, par lesquelles je passe au travers de cette
ignorance dont je suis faite. Pas aveuglée par une vérité. Mais
depuis que mon coeur a cessé de battre, je vis autant une espèce de
jubilation qui m’était presque étrangère jusque-là. Un
enthousiasme scandé d'aveux et en continu dont j’ai été faite
parfois et que j’avais alors tellement envie de prolonger. Et qui
ne durait pas, comme c’est le cas pour tout le monde d’ailleurs
j'imagine. Là, l’idée de la durée m’est devenue étrangère
car je sens que je ne maîtrise plus rien de tout cela.
C’est
un peu comme si j’avais chaussé les bottes de sept lieues – un
conte dont je ne me souviens plus très bien d'ailleurs – mais qui
permettait au Chat de parcourir des distances immenses dans l'espace,
alors là pour moi aussi c'est dans le temps que cela aussi semble
s'étirer, me surprendre.
J’arrête
de me balancer et essaye de prendre la mesure de ma nouvelle
situation.
Après
la fin de la tristesse, je fais un autre constat beaucoup moins
emballant, puisque j’ai pleinement conscience alors de l’immense
solitude qui règne alors autour de moi et finalement, encore.
Totalement. Mon habitude n'aura de cesse ?
Je
n’ai plus de repères et pas affolée pourtant là non plus. Mais
est-ce que cette espèce d’insouciance revenue en quelque sorte
durera toujours ? N’allais-je pas finalement m’ennuyer diablement
et durablement ? Il n’en est rien pour le moment, car ça non plus
n’a pas de sens ici-bas, ou plutôt ici-haut,
qui aurait peut-être été plus juste.
«
La résurrection des corps ». Est-ce qu’ils ne seraient pas trompé
à ce propos ?
En
quelque sorte. Et il y a pourtant de ça, de ce que je peux en juger
jusque-là, en plus compliqué. Parce que tout de même c’est une
étrange situation et je n’ai plus le sentiment d'une question de
chair ou d’enveloppe, du moins c’est ce qui me semble.
Mais
il me reste un vocabulaire presque comme une prison, des verbes comme
voir, entendre, sentir, qui peuvent laisser entendre dans le sens le
plus large de ces termes, que quelque chose d'une résurrection
pourrait être envisagée. Mais je ne sais pas combien de temps
j’aurais cette impression, et tôt ou tard je devrai peut-être
tomber dans le noir absolu que certains avaient imaginé aussi. Le
néant. Un mot qui broie. L'inquiétude persiste et signe.
Il
ne lui manque que la parole. C’est ce que je me disais aussi me
concernant. Cela me fait penser à cette histoire de Stephen King qui
avait mis tout un village sous une cloche, sous un dôme. Et je vis
quelque chose d’approchant, même s’il ne s’agit pourtant pas
non plus de cela.
Et
puis j’ai aussi l’impression que depuis que je suis tombée, je
n’ai pas encore tout à fait ouvert les yeux,
sinon par intermittence comme quand j’ai vu qu’ils avaient enlevé
ma dépouille. Mais c’est quelque chose de drôlement plongeant,
avec une étrange focale qui bouge tout le temps.
J’imagine
la meringue ou le Sacré-Coeur, c’est pareil, et je me retrouve
adossée contre un mur non loin de la basilique et surplombant Paris.
En fait c’est un souvenir. De quand je venais, à une époque
lointaine, n'habitant pas encore la Butte, l'imaginant, enviant ce
qui finira par m'appartenir. M’adosser ainsi pour regarder Paris,
un walkman sur les oreilles.
A
ma grande surprise, j’entends aussi soudainement le deuxième
mouvement de la 7e symphonie
de
Beethoven comme une étonnante entrée en matière ou une sortie ou
une issue de secours.
Ce
début-là que je me mettais souvent en boucle avant, il y a
longtemps, avec les cordes graves de l’allegretto
de
cette symphonie qui semblent illustrer l’entrée d’un roi ou du
moins d’un personnage aussi important. Avec des notes tragiques et
questionneuses. En mode mineur, mes yeux semblent se dessiller comme
jamais, et je vis tout autre chose que ce que j’avais vu jusque-là.
C’est
la majesté suprême.
Le
monde ! C’est le monde que je vois ! Quelque chose d’aussi
épatant. Et cela fait longtemps que je n’ai plus utilisé le terme
d’ « épatant » en ce qui le concerne.
Je
vois la terre et ses noueuses lumières et toute l’obscurité de
ses océans. Un flash ! Plus et qui dure dure. Plus encore ! Je
m’éloigne et c’est un peu comme si je ressentais aussi les
colères du soleil qui s’enflamme plus par endroits, les lieux de
sa rage.
J’ai
eu chaud et la lune est grignotée par endroits. Je l’ai si souvent
admirée ou calculée, entreprenant tant de fois le chemin qui
circulait autour du Sacré-Coeur, demi tour quand je rentrais de chez
ma meilleure amie. Voir la Basilique illuminée et s'éteindre à
minuit sinon le clocheton somme un phare sur les hauteurs de la
capitale.
Mon
amie pleure, c’est intolérable. Elle s'est donnée tant de mal.
Toucher.
Ça c’est comme dans les histoires de fantômes de certains films,
quand ils sont transparents et traversent toujours les corps de ceux
qu’ils aimeraient toucher, justement. Ectoplasme. Madame
et son fantôme,
je me souviens de ce feuilleton du début des années 70 et que je ne
manquais jamais dans mon enfance. Le capitaine fantôme en haut de la
maison, avec son télescope toujours dirigé vers le ciel, toujours
plus haut.
Amour
impossible, comme si j'y étais tenue. A force de films sentimentaux
amerloques, j’avais à l'époque la nette impression que plus ces
amours étaient impossibles, plus vrais étaient les sentiments, plus
beaux. J’avais même écrit sur ce sujet un roman à l'âge de
quatorze ans environ (La
faiseuse d’orages
(sic))
qui étudiait ce thème plutôt maladroitement sur une cinquantaine
de pages.
Je
n'ai pourtant pas été véritablement une adepte de ces amours
passionnelles, même si j'en ai connu des pans. Je savais que quelque
chose devrait venir pour les contrarier, les faire se forger en amour
si possible, c'était le mieux. Sinon c'était le pire qui nous
attendait.
Je
n'ai jamais été de ces individus qui préfèrent se masquer
derrière les faux-semblants d'une passion. Celle qu’Albert Cohen a
décrit mieux que quiconque dans Belle
du Seigneur,
cet ennui intense qui finalement les gagne, la Belle et le Seigneur,
même au soleil, même au son du gramophone. Ces deux personnages qui
finalement ne se connaissent pas, ne s'aiment pas sinon cet assaut de
phéromones du début, et ne le désirent pas forcément se
connaître. Ensemble au moins sur ce point.
Non,
ce n’était pas ce que je voulais, mais cependant un amour
tellement exigeant qu’il ne souffrirait que de paroles nécessaires.
Une autre forme d'impossible.
Alors
les films dont je raffolais avant, avaient tous été tournés
pendant et surtout juste après guerre, un temps où l’on se devait
à l’essentiel, le meilleur, l'idéal. Ça m’a tordu l'esprit ces
films-là de Vincente Minnelli ou de Stanley Donen. Un cinéma asexué
en quelque sorte. Une pudeur parfois si protestante obligée par le
code "Hays", la censure américaine de l'époque. Ils
minutaient très exactement la durée de toutes les scènes jugées
osées et en particulier le temps imparti pour les baisers. Alfred
Hitchcock s'est d'ailleurs amusé à abuser cette censure, faisant
traîner un baiser en longueur, usant de ruse, en particulier dans le
film Les
enchaînés.
Oui à cette époque, les amants éteignaient les lumières, le reste
restait de la sphère du privé. J’en étais malade au point que
l’un de mes frères m’ait dit un jour « Arrête d’être dans
tous les temps ! ».
Il
ne s’agissait, semble-t-il, que d’une préparation à mes
questionnements amoureux, comme d’autres font des abdos.
Mais
quelque chose de fort me maintint sur place et ce fut en quelque
sorte comme si je revenais des pages en arrière. Reprenons les
choses au début, auraient dit certains. Mais c'est impossible.
Et
pourtant je vis à encore depuis l'au-delà (?) ce corps sans vie qui
gisait sur le trottoir et que des gens observaient en silence.
C’était grave et pourtant aussi comme si des lustres étaient déjà
passés sur cette image, comme si elle était déjà devenue sépia,
à l’ancienne. Mais éternelle. Photo du ciel.
C’est
ma mère pour qui je m’inquiète bien plus que ce que j’aurais
cru cela possible en de telles circonstances. Et comme j’ai vu
déjà, brièvement et tellement intensément, ma meilleure amie
courbée à son bureau ayant appris la nouvelle, je n'ai pas vraiment
imaginé une telle peine. Égoïste et perdue.
Je
n’ai pas tenu la principale de mes promesses à ma mère, celle de
me faire mourir avant elle. Mais l’affreux sentiment de peur à
l'idée d'envisager sa mort justement me torturait de manière si
invraisemblable par instants, que j'ai lâché. C’est devenu tout à
fait intenable. Pas excessif comme on aurait pu le dire, mais faire
face à un monde en cire qui n’éclairera plus rien en moi. Et je
ne les envisageais pas toutes ces morts violentes ou non. Et tout
compte fait la violence était plus certainement acquise. Percée par
la réalité de cette fin comme un Saint Sébastien au cours de ces
jours terribles où chaque flèche portait un nom.
Je
vivais un affolement calme et déterminé qui me conduisait à un
mur, infranchissable. C’était une manière de me justifier.
J’avais si peur de la mort, la mesurant à une aune d’une
dimension si large que j'avais le sentiment d'en percer presque les
mystères, ceux de l’agonie – la vivant ? Et ma mort, j’en ai
eu une conscience tellement précoce que quelque chose, peut-être
indispensable, avait été comme détruit en moi.
Il
faut que je trouve un moyen en quelque sorte plus rapide que les
ondes téléphoniques. Qu’est-ce que c’est que cette imagination
de science-fiction ? Je me penche. Mais d’où ? Je suis bien
tombée et rien ne pourra me permettre de revenir en arrière. Non
pas un dernier recours, mais bien un abandon définitif.
Quand
j’étais adolescente (n'importe qui aurait trouvé cela imbécile),
j’essayais de coincer mes doigts dans les portes ou de me brûler
avec le fer à repasser. J'avais mal. Avant. Avant la trace brunâtre
d'une brûlure superficielle.
Je
me disais aussi, et plus simplement, que je ne tomberais décidément
jamais malade, et que j’avais pourtant de la souffrance muette en
trop, ou en moins, ou incompréhensible, ou je ne sais plus vraiment.
Et je ne confiais ces actes-là à personne, étonnée à mon tour,
gênée bien sûr. Quelle est cette douleur après laquelle je
courais ? Et j'ai commencé ce cinéma-là après la mort de mon
père en fait. Me jeter dans les escaliers et me rattraper finalement
au dernier moment. Pas aussi courageuse que je l'aurais souhaitée.
Ma
mère qui pleurait toutes les nuits de l'absence de mon père, atroce
pour elle.
Je
pensais à ces deux rêves qui l’avaient aidée, comme elle nous
les racontait ensuite en boucle. Des rêves ayant précédés une
opération qui consistait à la trépaner en vrai dans les années
70. Ces rêves dont elle disait à quel point ils l'avaient aidés et
marquaient sa peur d'y passer. Dans les deux elle tenait à la vie
même aussi proche d'un si grand danger, nourrie d'une telle peur de
mourir.
Nous
avons aussi partagé plus tard elle et moi des bonheurs de lecture.
En particulier et parmi d'autres joies de liseuses, lectrices sinon
de ces Histoires
de Joseph
de Thomas Mann, avant tout, et nous passionna autant l'une que
l'autre (elle le lut deux fois comme moi et le livre est usé). Il
marquait aussi son intérêt pour les rêves aussi présents dans
cette histoire fabuleuse. « Les
vaches maigres et les vaches grasses »,
son passeport pour sortir de la prison dans laquelle Joseph était
depuis trois ans, pour devenir presque un roi, le meilleur ami
d'Akhenaton.
L'histoire
de ce gamin un peu trop orgueilleux, vendu par ses frères, parce que
trop aimé, parce que des frères jaloux, et te touchait énormément
ma mère – comme une préférée que
tu aurais été et à quel prix ?
– pour
que tu me l'aies raconté à répétition, cette histoire d'élection
contre laquelle personne ne peut rien. Les bénédictions iront à
ceux et celles qui les demanderont. Ceux qui seront là et le
veulent.
Ce
droit d'aînesse volé d'abord par Jacob (le père de Joseph) pour un
plat de lentilles, et de nous moquer de la naïveté de Esau le frère
aîné, l'oncle qui pense simplement que les choses lui sont dues,
que c'est aussi simple qu'une loi et sans autres questions. Jacob va
bousculer le bon ordre de ces choses.
Si
dans la Bible l'histoire n'est pas plus longue qu'un conte, Thomas
Mann en fait une saga, une odyssée en quatre volumes. Nous avons
partagée ma mère et moi la même passion pour ce roman comme un
fleuve magnifique. Et c'est pourtant un livre difficile et
relativement méconnu. Elle y allait avec ses armes et son bagage.
Il
y eut une sorte d’obscurité, comme on ferme les yeux pour arrêter
de laisser entrer la lumière en soi, pour entrer dans le sommeil. Et
j’eus comme la sensation de revivre l’instant de ma mort, quand
tout s’est obscurci. Pendant combien de temps ? N’étais-je pas
déjà dans le noir ? Et quelque chose raconterait des
balivernes en moi ? Peut-être que je resterai fixée (éternellement
?) à cet instant entre la vie et la mort ? Le passage. Comme un
accouchement ne se ferait pas.
J’ouvris
les yeux et la porte de la chambre de ma mère était entrouverte. On
a peut-être tous peur de dormir quand on est seul dans une maison.
J’entends aussi un léger ronflement rassurant. Un ami m’avait
raconté que ronfler, c’était protéger les proches, et j’aimais
cette histoire.
Elle
repose la tête sur l’oreiller, le visage calme du sommeil, mais
avec paradoxalement une inquiétude que je lui ai toujours connue,
comme on dit « un sommeil léger ». Je voyais les traits
rouges de son radio-réveil électronique qui donnaient l’heure. Là
encore nous étions intouchables, au moins moi, enfin c’était trop
compliqué pour le moment. Elle émit un soupir et reprit un rythme
plutôt régulier.
Je
vis alors aussi ce souvenir d'une petite fille, moi, qui était
tombée sur le chemin de l'école et saignait du genou droit. Après,
depuis cette chute inaugurale, cette petite fille attendrait pendant
toutes les années qui suivirent le gadin de l’année auquel elle
n’échapperait pas, et lui referait sa cicatrice sur son genou.
Mais cette fois-là, inaugurale, la petite fille n'a gardé que le
souvenir des maîtresses mettant ce qui s’appelait alors de la
moutarde, pour cautériser et désinfecter la plaie.
Et
cela coûta sa place à la jeune employée qui m'emmenait à l'école,
car ma mère aurait souhaité que cette nounou me ramenât à la
maison illico. C'était un ordre. J'étais désolée déjà... Je ne
pigeais pas son affolement a posteriori. C’était à elle, ma mère,
qu’incombait donc prioritairement le devoir de me soigner. Elle
me tenait la main et soudain la lâchait. Cela ne me faisait rien
puisque je savais qu'elle serait là quoi qu'il en soit. Mais cette
nuit-là je la lui repris et elle en fut reconnaissante (et se
retourna dans son sommeil). Non, elle ne m’avait jamais laissé
tomber.
«
Ne crois pas ça Maman ! Je suis vivante et tu ne le sais même pas.
Tu vas dire que je t’écris encore « un roman », avec
le plaisir que tu avais à les lire ces lettres où je te disais tout
le bien que je pensais de toi, à essayer de te redonner confiance en
toi.
Je
n’ai plus mal Maman, crois moi. C’est fini cette déraison de la
souffrance qui m’a fait martyre et bourreau. Des coeurs ? On se
demande Maman... on se demande ! Insolvable de l’affectif. Tu n’y
pouvais rien. Et même les six piqûres abortives que tu as infligées
au foetus que j’étais (une invitation à quitter les lieux qui me
fut proposée par vous mes parents et que je déclinais comme vous
avez pu le constater) n’y changeaient pas grand-chose. Je n’étais
pas désirée, alors c’est la réalité de ce désir malgré vous,
eux que j’allais leur montrer. Comment ?
Ces
piqûres c'étaient mes trophées, l’axe du courage, les difficiles
marches aussi singulières soient-elles qui me menaient à ce que
j’ai aimé tout particulièrement : les études supérieures.
Celles qui t’ont manquées, et à Papa aussi. Je le sais bien et tu
nous l’as suffisamment dit. « Ce n'est pas parce que je n'ai
pas fait d'études que je ne suis pas intelligente... » Tu en
doutais tout le temps, tellement à force de le dire.
C’est
fini. J'étais décidé à te faire solennellement Bac+3 comme c'est
dit, Licence pas moins, un faux qui dirait ta vérité. Bricoler un
document qui resterait imaginaire, récompensant ton savoir jamais
éteint, toute cette littérature dont tu t'étais emplie, anoblie.
La licence est un point c’est tout.
Et
on ne s’en fout pas de la culture, non pas nous. Le malheur sans la
culture, c’est des immondices, c’est insurmontable…
Tu
ouvris les yeux et machinalement regardas l’heure. Celle de se
lever et de préparer le petit-déjeuner. Passer à la salle-de-bain,
aux toilettes, mettre le café dans le filtre après avoir rebranché
la prise de la radio, s’attabler. Seule.
C’est
comme si ma question du moment n’était pas : « Qu’est-ce que la
mort ? Mais bien : « Qu’est-ce que la vie ? »
« Maman,
je serai toujours à tes côtés et toi aux miens quoi qu’il
arrive. »
« Mais
tu es ma chouchoute, ma chouchoute... » murmure-t-elle dans son
sommeil en cette fin de nuit. Un aveu au final ou juste des mots pour
me consoler dans cet au-delà dans lequel je suis ? Ou pour de
vrai ? Je ne saurais jamais et peu importe. Mais j'aime au moins
que tu l'aies dit, et c'est le principal. Je suis heureuse de t'avoir
entendue, comme si tu savais que mon ombre cherchait à te bercer.
« Je
le sais maman. »
Tu es toi aussi ma préférée.
Et ce n'est pas une vision immanente, mais la reconnaissance de cette
personne – avant même la mère – que j'appréciais à sa juste
valeur. Ta générosité, ce plein d'amour dont tu es principalement
faite. N'aimant pas ta famille seule, comme le font la plupart des
gens. Mais aussi par exemple cette petite voisine dont tu étais une
mamie adoptive puisqu'elle n'en avait pas d'autre. A rendre jaloux
tes propres petits enfants, exclusifs, qui n'en manquaient pas eux de
grand-mère et voulaient déjà la garder rien que pour eux seuls.
Soutenir encore Monique De Pellegrin, une autre voisine si proche et
en fauteuil qui vit au rez-de-chaussée. Elle a eu la polio pas
éradiquée à sa naissance et dont tu t'occupais chaque jour ou
presque. Paralysée et tellement débrouillarde comme pas deux, mais
qui avait besoin de toi et tout de même pour certaines tâches qui
lui étaient impossibles comme raccrocher les rideaux. J'entendais sa
voix au téléphone « Madame Tochet ? » presque
chantant, gênée encore de devoir appeler. Mais aussi simplement
parler un temps avec toi qui la protégeais depuis que sa vraie mère
était morte, il y avait un bail.
La mort précoce de cette jeune
femme épuisée de douleurs, qui aurait tellement aimé rencontrer un
amoureux – mais les fauteuils font aussi peur que n'importe quel
autre handicap – et te blessa profondément. Toi aussi tu avais
besoin d'elle dans ta vie. Car ce n'était pas des manières dont-il
s'agissait, mais surtout d'amour. Tu en avais à revendre et ne
marchandais pas.
Adopter
– les gens se contentant plus généralement de ne s'inquiéter
principalement que pour les leurs de progénitures – c'est aussi
ce que tu as principalement retenu de ta propre mère, une enfant
abandonnée pour de bon et par une mère plutôt idiote. Ma
grand-mère adoptant passionnément sa famille adoptive et
inversement.
C'est aussi au mérite que l'on
aime certains, reconnaissant.
Cette grand-mère qui décida de
fonder alors une famille, une vraie, la sienne. Et à partir de rien,
sinon l'homme qu'elle aimait tant. Femme fondatrice. Et trahie par
tous ceux qui la pleuraient en mode crocodile, puisqu'ils avaient
déjà oublié ça, l'essentiel. Une famille qui ne serait pas
seulement une chose établie, mais une oeuvre de conviction.
Toi
tu l'as compris Maman. Pas eux.
Ils ont tout saccagé pour des histoires d'entre-soi auxquelles ils
tiennent tant, ne retenant que ce qui sera leur propriété.
Je suis morte puisque j'ai eu
bien trop peur et pour toi. Je ne voulais pas que l'on m'annonce ta
mort, alors j'ai devancé l'appel, moi encore égoïste à la fin,
trouillarde de devoir affronter la vie sans toi. »
Je caresse ton visage – et tu
l'ignoreras – ta peau douce, fine et striée de rides de fatigue et
de solitude. Et je sens comme un frémissement.
Je t'aime Maman.
« Moi aussi ma fille... »
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