« Si
pour lutter contre une maladie on donne une infinité de remèdes,
cela signifie que la maladie est incurable. »
La
Cerisaie
Anton
TCHEKHOV (1860-1904)
Je l'ai rencontré à l'hôpital
de la Salpêtrière. Et il estt comme un vieux lutin fêlé que
j'ai aimé de suite.
Non, j'ai d'abord peur, très
peur et je m'en souviens.
C'est réel et angoissant. C'est comme si on avait mis quelqu'un qui aurait dû être d'une autre
unité au mauvais endroit. Dangereux ? D'une violence extrême alors que je suis
déjà suffisamment effrayée, alors que tous les autres patients
sont zens et mornes, indifférents. Et je comprends bientôt que
c'est uniquement lui-même qu'elle vise. Mais cette vraie peur de sa
folie reste, une violence que je vois là. La dimension comique ne
m'est pas visible de suite. Je suis la spectatrice gênée d'une
incompréhensible douleur gravée, lui de s'agiter ainsi à toutes
les tables au moment des repas. Pas en place. Une impossibilité
d'être en paix un seul instant.
Il pouvait me faire l'effet
d'être ce qu'ils appellent courageusement et provisoirement, un
psychopathe ou ce qu'on a comme idée de ce que cela veut même dire.
Il est brutal et je n'ai pas encore compris qu'il s'agit aussi de
l'humour le plus désespéré, de faire peur exprès. Après on
verrait. Il commence à me faire rire et cela lui plaît, forcément.
Un début.
Chaque internement en HP est un
étonnement, et pour celui qui déraille aussi.
Ma
troisième hospitalisation depuis la fin des années 80 début 90. J'ai du mal à freiner la manie qui m'occupe en ce temps-là.
Un truc qui ne s'arrête pas comme ça, même quand on vous a dit ou
que vous hurlez en vous :
« Stop ! ».
J'apprends qu'au moins tout le
long du premier jour, j'ai pleuré non-stop. Et ce sont les malades
qui s'en souviennent et me l'ont rappelé. Quand j'ai arrêté de
pleurer, compris que j'étais à l'HP pour de bon, j'ai oublié
cette immense tristesse.
Je me souviens cependant de ce
que je me disais tout au début en moi et plus sérieusement que
jamais on ne devait enfermer les gens.
La
Salpêtrière, je ne la reconnaissais même pas vraiment. Ne me
demandez pas si j'y croyais, ce serait faire offense à mon
imagination.
C'est comme un feu qui redémarre
parce qu'on a oublié cette braise là, cette étincelle qui fait que
ça repart.
Je demande les deux
premiers matins à l'aide-soignant de me porter le petit-déjeuner. Je suis morte. La question me gêne.
Ma détresse folle a du être si
grande que j'en suis restée là. Morte.
Je suis arrivée un soir et j'ai
en tête aussi un jeu de mot trop compliqué même à moi-même.
Perdue ou plutôt qui me perdra, et c'est trop difficile à
expliquer. Trop douloureux. La certitude que l'on va rester dingue,
piégé par soi-même, est un bug cérébral où on va tourner en rond
toute sa vie. J'ai une espèce d'hallucination comme un rêve.
Ma
psychanalyste d'alors est assise à mon chevet. Je l'interroge, me
redresse du lit sur lequel je suis allongée et elle répond « Oui ».
Un « oui » qui ne s'ouvre sur rien, sans avenir et je
retombe, plaquée sur mon lit, horrifiée et seule. Un truc qui va
durer comme pour l'éternité. Je m'assieds elle redit « Oui ».
Jamais plus ici. Et désespérée pour toujours?
Ça ne s'arrêtera que quand je
finirais assommée de sommeil. Je m'assied, je m'écroule comme un
pantin humilié et à jamais empêché. Et ça recommence ainsi, ça
a l'air sans fin. L'éternité dans une souffrance pareille... La
vraie folie est là, comme une possibilité, un état des lieux. Je
n'aurai plus jamais d'hallucinations mais je garde en mémoire
l'horreur de celles que j'ai aperçues. Des cauchemars ou
définitivement perchée.
Je suis allée deux fois à
l'hôpital de la Salpêtrière.
C'est, cela reste une entrée
particulière de l'histoire de la folie, celle de la psychiatrie
aussi, et à l'oreille simplement.
La Salpêtrière.
« Un tel
lieu dans la mémoire ! » me souffle une jeune malade
entièrement exaltée par son propre mirage, alors que je les supplie
de me laisser en sortir de son lieu-dit.
Mais aussi ou surtout pour moi,
c'est cette situation géographique qui change principalement la
donne, jusqu'à pouvoir essayer d'imaginer s'échapper, au moins
pouvoir l'envisager, puisqu'on n'est jamais vraiment perdu dans cette
ville qu'est Paris. Paris se traverse.
La banlieue est faite de
lieux-dits juxtaposés et qui finissent par se ressembler les uns aux
autres, un labyrinthe où on se perd forcément. Et c'est loin.
L'hôpital de la Salpêtrière,
être simplement plus proche de l'issue de secours.
Alors que depuis le si lointain
village de fous qu'était Perray-Vaucluse et où je m'étais
retrouvée un an plus tôt, au fin fond de l'Essonne, revenir à
Paris est un bagne. Une porte fermée de plus (celle de la grande
banlieue). Et s'échapper avait un sens.
Comprenant aussi en ce temps que
comme pour les attributions des HLM les mieux cotés, pour être
hospitalisé dans le centre de Paris, il vous faut un psychiatre qui
ait des connaissances.
Les places étant chères,
c'est globalement les nantis qui font encore la loi jusque-là aussi,
en ce temps-là. C'est moins criant aujourd'hui.
Les HP se trouvent
principalement dans Paris, au coeur ou aux portes.
Le public
à l'époque de ce tri sélectif était moins diversifié à Paris
que là-bas où nous étions, principalement des pauvres,
enfermés dans une sorte de désert. Déjà qu'on y est, et là plus
certainement que dans n'importe quel asile de fous.
A Perray-Vaucluse hormis les
dimanches de visites, les si grands espaces verts sous le soleil de
juillet (qui rassurent ces sortes d'invités) sont vides (ce qu'ils
ne peuvent imaginer à ce point). Personne.
Il y avait un bureau de tabac pas
loin d'une petite église (chapelle serait presque réducteur) dans
ce village-là.
Et la première fois que j'ai eu le droit de m'y
rendre au tabac, accompagnée par un autre malade, je n'ai le
souvenir que d'un jour de grand soleil et d'un homme gisant à terre
qui porte un casque sur la tête (il en est qui continuent de se
taper en vrai la tête contre le mur). L'homme repose là
recroquevillé sans cris et sans mouvements. Nous passons à côté
de lui comme s'il n'était qu'un pigeon mort.
Sherggy le nabab était, est
peintre et sculpteur. Il a reçu le prix de Rome, ce prix fort
dont-il parle de suite comme pour justifier toute son existence.
Je ne sais pas pourquoi lui et
une autre jeune femme, appelons-la Léa puisque j'ai oublié son
prénom, rendirent mon séjour si joyeux, au coeur de la douleur
d'être enfermé qui ne passe pas quoiqu'on fasse et pour personne.
Cette dimension de l'enfermement, modifie les blagues et en fait
plutôt finalement des farces aux sourires forcés et tristes.
Amusons nous sinon on tombe. Nous avions tous trois suffisamment
d'imagination.
Mon frère il y a peu me
conseillait la patience quand j'étais hospitalisée. « Laisse
toi soigner, ils sauront quand te laisser sortir... ».
Soigner
quoi ?! Sortir quand ? Là où j'ai mal personne ne pourra
me soigner, déjà. Si on commençait par ça. Et tout le monde le
sait. Silence.
A sa première hospitalisation
récente, le même frère malade compte à son tour les minutes qui
le séparent de sa sortie d'hosto. L'ennui si terrible à l'hôpital
POUR TOUS et comme là pour masquer la peur.
De quelle douleur parle-t-on ?
La sienne ? La mienne ? Un bras-de-fer ?
On peut donc imaginer ceux qui
souffrent, nous qui avons aussi mal physiquement faut pas croire.
Le désespoir est une angoisse fulgurante. Mais surtout pas du même ordre que
leurs maladies à eux ces gens, ceux qui ont une « vraie »
blessure, un vrai truc qui peut être approché.
La honte d'avoir un cancer est
loin derrière à présent et encore grâce à Pierre Desproges qui
vous faisait bien rire n'est-ce pas ?
Non, pas moi et je n'ai le
droit de ne pas rire de tout et de voir d'abord un mec qui souffre en
scène. Certains éclats de rires sont simplement odieux. Et
vous-mêmes semblez trouver ça bien moins drôle quand ce n'est plus
de la blague. Le courage de Desproges est rarement le vôtre. Ça
fait peur la mort hein ? Le cancer devenu plus à la mode
puisqu'on peut envisager maintenant d'être soigné. C'est grave. Et
pas seulement quand c'est fatal et définitif.
Le nôtre de mal nous ronge plus
simplement. Entièrement silencieux, impalpable, muet de questions.
Il tue tellement d'entre-nous à faire exploser largement la courbe
des statistiques du suicide.
On cherche. Ils cherchent avec la
science aussi comment lire les inscriptions du corps du fou et
essayant maintenant et de plus en plus (nouvelle génération de
psychiatres) d'écarter l'apport de la psychanalyse. Alors c'est
seulement la maladie du corps qu'il s'agit pour beaucoup de réparer. Seulement en mode binaire, puisqu'ils ne veulent plus rien savoir de
l'histoire de la folie. La mienne. La vôtre. Ça vient après. Ou ça
disparaît.
Il me semble impossible,
dangereux, mortel de ne plus vouloir avoir affaire avec la psychanalyse. Elle
ne soigne pas, soit. Les médicaments non plus.
Mais en supprimant
l'une des dimensions de la folie que nous aurions aussi construit, on se trompe.
Une histoire de famille c'est sûr, même si les autres vont me
jeter la faute mutuellement... à la gueule. Plus simple ne pas
croire que la folie concerne bien plus de monde que le malade qui à
présent reste tout seul sur son radeau, celui de la négligence.
Je ne dis même pas faire
une psychanalyse, ça n'est pas encore très au point avec les
psychotiques. Mais être
en
psychanalyse, comme un lieu de pensées, comme dire que tout n'est
pas résolu par un traitement adapté ou par un dressage qui nous
fait plus sûrement chiens.
Gènes et circonvolutions du
cerveau se battent, mènent des combats, y échappent. Ces gens qui
veulent rester entre-eux, tentent de décrypter un code, une
combinaison qui devra les bluffer. S'épargner la souffrance dingue.
Et pour longtemps ? Un déraillement qui restera pourtant
toujours et toujours imprévu.
Être malade depuis un aussi
grand mystère que le cerveau, précisément là-haut, et perchés
comme ils disent, pourra peut-être nous aider à nous en sortir.
Savoir que ça restera toujours d'une complexité qui battra les
scientifiques les plus avertis est encore un gage.
Chaque cerveau est aussi personnel qu'une empreinte digitale, comme je l'ai
entendu dire dans une série. Je le sais puisque j'en mesure
presque l'évidence. Plus de neurones que d'étoiles dans le ciel.
Certaines cellules se régénèrent tip-top comme s'il y avait au
dedans des ateliers de réparations. Ils se règlent sur notre vie et
la font muter quand elle les remue. Métamorphoses uniques comme la
transformation d'un hexagramme. Même les clones se dérégleront
bientôt.
Les psychiatres se sont fiés aux
fous qu'ils interrogeaient, un peu comme les premiers ethnologues se
sont autant fourvoyés.
Le savoir est
toujours de leur côté. Ils interrogent, se font traduire la vie par des informateurs
ce que disent les villageois. Ils les roulent dans la farine sur beaucoup de point. La bonne traduction ? La
bonne blague... Des mecs assis derrière des bureaux, se prenant pour
la science même en plein désert, et des files indiennes de gens à
interroger, la préhistoire de l'ethnologie. Certains continuent
ainsi.
Mais sinon pour revenir à ce
sujet, quelle réponse à aucune douleur sinon mentale ? Nous
n'avons pas de traducteur, même menteur.
Qu'est-ce que ça veut dire et
quand ça s'arrête puisque ça ne se soigne pas ? Pas comme d'habitude. Qui est le malade ? Qui est la victime ?
Ceux qui sont persécutés par nous et d'abord les proches. C'est la question principale qui ne se pose qu'à nous, les dingues.
On est méchants. Ça ne se voit pas ? On fait du mal à tous
exprès et seulement pour faire les intéressants. On n'a pas mal, on
simule. On ne dit rien, enfin sinon des trucs timbrés inaudibles.
L'hôpital c'est désolant pour
chacun. Et l'hôpital psychiatrique... c'est l'insondable. Un lieu
quelque peu écoeurant dans cette histoire de la médecine et aux
communs des mortels. Les bons en avant sont toujours suspects. Quelle
histoire définitivement !
La Salpêtrière garde le mythe
des origines : Charcot et ses belles hystériques.
Ne parvenir à s'échapper qu'au
bout de treize ans comme le fit « Augustine »
Quelle
endurance ! Toujours une femme derrière un grand homme. Au
moins.
Le chapeau à plumes tremble.
Et on finit par s'attacher à
l'obéissance, de celle qui se croit forcément en-dessous de tout.
Alors le grand Jean-Baptiste Charcot... Un miracle de verrouillage.
Il n'a jamais fait bon être fou.
Etre une folle. Cette femme-là qui va vous élever, vous éduquer, vous apprendre,
vous enseigner, tout ce que vous serez seule à dire, et qu'elle croît vous le léguer.
Un conte.
Quand cette femme est folle,
elle est impayable, corvéable à merci. Quand c'est quelqu'un dont
on peut être sûr qu'on n'aura jamais à le remercier justement,
autrement qu'en en faisant un objet de conversation. Contre tout ce
qu'elles vous ont révélées de vous-mêmes.
Augustine
d'Alice Winocour.
Avec Sherggy, nous formions un
groupe, une bande organisée et faisions comme nous pouvions des
blagues dans un lieu sinistre quoi qu'on en pense. Jusqu'à être
punis, enfermés dans nos chambres respectives. Pas longtemps.
L'horreur de l'hospitalisation.
A Sainte-Geneviève des Bois m'étant massivement cassée la tête à
propos de l'HP globalement, le reste, après, semblera toujours mieux
qu'un lieu lointain à cafards et à chiffons plein de merde. Ils
oseront même dire à ma famille.
"On va la dégoûter de
l'hôpital psychiatrique."
Un décor crasseux voilà ce
qu'ils proposaient, alors que c'était vrai. Le dégoût
peut-être l'un des principal instigateur de la folie. Là on
n'inventait pas ce dégoût, on le laissait proliférer. A ce
point ?!
Saleté et méchanceté réunies,
et faire la vaisselle comme les souillons du XIXe siècle, la vapeur
moite à l'odeur nauséeuse. Nous aussi ayant déjà la chance d'être
hospitalisés, moins relégués qu'avant hier, quand nous étions à
préparer dans les sous-sols de la Salpêtrière, les repas de
l'hôpital et d'en faire aussi la lessive. Elles le devaient. Et avec
en prime le droit d'être examinées/humiliées comme des animaux de
foire – quand aujourd'hui on geint contre les abattoirs – comme
les monstres dans de petits bocaux qu'on pouvait voir encore dans les
foires des années 60.
Elles aussi objets d'expériences,
de surcroît.
Les plumes qui s'agitent marquent
le début de la comédie d'Augustine et des autres. Maladie d'amour.
Dévergondage hystérique juste pour vous plaire Monsieur Charcot.
Vous imaginez ? Et tous ces hommes n'ont pas tant de joies
auprès de leurs régulières.
Mais sinon espérer le faire
passer le temps, c'est ce à quoi nous nous appliquons avec force.
J'ai dessiné la fenêtre de ma
chambre et datait de quel siècle ?
Des grilles sur des grilles,
des petites ouvertures pour un peu d'air. Si l'été venait jusque-là. Une imagination folle de ceux qui les avaient conçues.
Maintenant les larges baies
vitrées sont globalement à la mode, à l'opposé de ces fenêtre
pas si grandes, mais tarabiscotées. Pour donner un p'tit air de
liberté ? Pour faire grand jour sur l'horreur, au loin ?
La vie.
Ces nouvelles baies vitrées qui me
donnent immédiatement l'envie de sauter et renvoient toutes à ça
pour moi. Se jeter dehors, un dehors auquel nous n'avons plus
vraiment droit. C'est trop grand. Et avec ce faux air de liberté
tellement menteur et hypocrite jusqu'à la cruauté. On n'y voit
rien. Et ces ouvertures à l'espagnolette où l'on ne pourrait même
pas y glisser un bras.
C'est une autre erreur.
A Perray-Vaucluse, enfermée, une
patiente avait réussi avec force rage et dernier feux de nos
artifices, à détruire l'une de ces baies au verre pas si securit.
Elle a frappé si fort et avec une chaise et a tout démoli. Elle essaye
de passer puisqu'ils l'avaient enfermée car elle bavardait de l'un à
l'autre sans rime ni raison, les médocs ne l'ayant pas encore
stabilisée.
Résultat : une hémorragie
de l'artère fémorale en essayant de sortir. Je pensais qu'on en
mourrait forcément. Mais non, et elle revient deux jours plus tard.
Ce retour a pour moi un caractère
si tragique, presque aussi insupportable que la mort. Elle l'avait
son bobo et qui la clouait à la même hospitalisation, comme on est
au mitard. A quoi bon... Maintenant qu'elle était immobilisée sa
porte restait enfin ouverte, au moins. Immobilisée.
A l'hôpital j'écris –
enthousiaste – bientôt une petite histoire sur notre trio déjanté.
Je la donne un matin à l'une des psychiatres.
Alors Sherggy fut rendu furieux.
Il se plante à l'entrée de ma
chambre. Il a retiré son oeil de verre.
C'est étrange, étrangement
drôle aussi, et je suis désolée qu'il soit aussi fâché et ne m'y
attendais pas. Je n'étais pas sûre jusque-là que cela ait de
l'importance aussi pour lui.
Notre compagnie, notre bande. Cela n'a
pas duré. Il est tragiquement comique de le voir se tenir debout-là,
se voulant un visage terrible et courroucé qui ne me fait plus peur.
Même sans l'oeil. J'essaye de ne pas rire pour ne pas le blesser
plus encore. Notre amitié durera.
Cet homme-là qui est peintre en
tout, me fit ressentir mieux que personne avant lui, la densité de
la beauté de la nature, sans m'y obliger, sans me l'apprendre, mais
parce qu'en fait il en était un peu le patron.
Observer est une lente balade. Assister en silence au spectacle de la beauté. La nuance de tant de verts pour chaque feuille jusqu'au
mystère des frissons en particulier qui viennent faire de la lumière
et dessinent l'au-delà de l'écorce en vert de gris.
Avec lui et
quand j'allais le voir à l'hôpital de Villejuif, ces arbres
parlaient, donnaient ou prenaient vie, leurs branches remuées par un
souffle, penchant leurs têtes au ciel. C'est comme si on pouvait
composer, et imaginer pouvoir aussi travailler ce nouveau regard.
Et le mieux que je pourrais
essayer de dire de cet homme, je l'ai d'abord tracé en 1992, quand
je l'ai rencontré.
C'est ce que j'ai écris-là, la vraie raison de mon courroux. A vif nous tous à l'HP.
A la Salpêtrière :
LES EGAREMENTS
Il était un jour un très
petit enfant égaré. Perdu en un asile de fous. Allées, venues.
Allées, venues. Et tant de pas perdus. L'enfant n'osait plus
seulement dire « merci » ou « s'il vous plaît »,
tant il craignait d'avoir offensé l'univers.
« Oublieux »
répétait-il « Je suis oublieux ».
Il restait bien au-dedans de
lui de l'eau. Très peu d'eau pensait-il, trop peu pour oublier, ne
sachant plus s'il avait fait tout exploser à force de larmes.
Il marchait, et tous de
sursauter dès qu'il s'approchait. Eux craignant son égarement et
ainsi le désignant . Eux croyant le reconnaître, et ne le
voyant pas, lui qui n'était ni ange ni démon. Mais seulement une
souffrance qu'il transporterait partout et ailleurs, loin... loin. Là
où cela fait plus mal encore, dans ce pays étranger qui lui restait
encore : la folie.
En voilà de la tristesse sur
tous ces murs, pensait l'enfant. Et en colère contre Celui-là en
haut, contre quelques autres d'en bas, et contre lui-même autant,
une larme se détachait. Certains soirs il braillait pour ne plus
rien entendre, criait pour ne plus rien savoir. Et d'une échelle de
corde faisait un papillon.
Cet enfant gardait en lui une
cicatrice étouffante, brûlante aussi, puisqu'il n'osait poser sa
main sur une épaule sans frémir.
Une main de l'amitié qu'il
semblait aussi avoir perdu depuis très longtemps, alors qu'il
n'était qu'un enfant, un autre, un tout petit enfant. Et dans l'un
de ces lieux d'absence, il s'y nicha comme en un cauchemar. Lieux
fondés par tous et par toutes, échafaudages de solitude, vertiges
du vide.
En ces lieux-là, asiles,
hôpitaux de fous, il entendait des voisins parler – autrement dit
des voix – et c'était un autre égaré qui pleurait.
Il
soupçonnait des rires contre lui, partout où il n'était pas,
partout où son ridicule de toujours aussi, faisait ce grand oeuvre
de démolition qu'il avait dû choisir. Et c'était pourtant
seulement la maison qui tremblait. Il avait peur. Et c'était le
silence qui s'allumait.
Que dire encore qui
éclairerait autrement l'enfant, non sous « son meilleur
jour », mais sous des jours et des heures qui le rendraient
humain. Le soupçon était grand. L'enfant cherchait à s'éloigner
du monde, alors que la foule venait à lui : blouses blanches et
médication de couleurs, barrières, tromperies et ennemis apitoyés.
En l'asile il était à
l'ombre d'une vérité seule. Celle de sa folie reconnue,
folie-sienne disait-on. Folie improvisée, imposée et indispensable
égarement afin de ne pas tout perdre.
De l'asile il ne sortait plus,
de gré ou de force, car toutes les mains tendues lui semblaient
noires et sales, encrassées de cette vie si loin et de cupidité
éternelle. Et l'enfant s'endormit.
Un hurlement l'éveilla.
Mais
il compris presque aussitôt qu'il s'agissait d'un chant. Vrai
celui-là. Ailleurs ce hurlement en lui, ici le chant le plus doux.
Et la maison n'était plus vide. On y mettait la table. On y prenait
le temps et le déposait là devant lui, seul présent possible.
Des voix d'enfants et il riait
enfin. Deux coeurs amis, des coeurs malades à leur tour se
plantaient face à lui et l'invitaient, lui étonné, ébloui. Et si
c'était vrai ? Qui lui tournerait le dos à présent ? Il
ne savait pas encore très bien, mais les deux enfants existaient
face à lui.
Il s'endormit encore et
s'éveilla cette fois habité. Plus seulement par des mots isolés,
chargés de foudres et de guerres, perdues jusque-là et prenant
toute la place, mais par le miracle si bête d'être entendu.
Les deux malheurs conjugués,
l'une joviale, l'autre plus grave, savaient pourtant toujours laisser
venir le rire qui naissait entre eux trois, et devenait leur marque.
Et ils avaient le sentiment que ce rire recherché, si profond en eux
et pouvait les guider. Et mégalos comme ils l'étaient et comme il
se doit, ils pensaient de plus que leurs rires nourrissaient la terre
et la transformeraient.
Deux de cette sarabande
étaient de confession israélite quand les gens ne veulent pas dire
des Juifs, et tentaient d'expliquer, inquiets, à la plus effrayée
qu'il n'était pas bon de lire la Bible seule. « Ça ne se fait
pas...faut le faire à deux... » Intelligence aigu du Judaïsme.
Ben... elle continuait quand même, comme ayant à ce moment-là de
leur détresse à trois, une espèce de protestantisme au-dedans,
puisqu'elle était aussi seule que les deux autres. Et voulait que ça
résonne.
Bien qu'étant devenus
arpenteurs de la désolation, ils tentaient de faire vivre cette
dernière flamme en leurs âmes. Et pour sauver le monde, rêve de
chaque fou, les trois enfants et comme de vrais amis qui ne se
connaissaient que d'hier, inventèrent le printemps.
On dit à présent qu'ils
vivent dans une sorte de nuage, sans perdre la raison qu'ils avaient
protégée jusque-là. On dit aussi qu'ils sont vivants.
Sherggy le nabab criait, il crie
sa solitude. Et quand j'ai son âge à présent, je comprends mieux.
Une solitude d'hiver et qui rend fou, plus fou, ajoute des couches et
ne retire rien à la peur constante de trop fou, trop d'égarements,
trop de peine, trop mal.
Sherggy hurle sa douleur jusqu'à
brûler son appartement et presque toute son oeuvre. Il n'y arrive
plus. Votre histoire d'autonomie pour un fou ça peut devenir la
porte de la mort bientôt. Qui d'entre vous veut rester seul face à
sa solitude en toute autonomie.
C'est insensé, c'est impensable.
Et
ce n'est pas de jouer aux dominos l'après-midi qui réglera grand
chose. C'est pourquoi je m'explique mieux ceux qui attendent sans
hâte un appartement, qui persistent et signent à l'hôpital,
pendant des années finalement comme si ça pouvait leur être une
deuxième maison. Et entre nous nous reste une sorte de voisinage au
moins.
Il marche à Villejuif son seul
asile jusque-là, à ce point. Il ne lui reste rien. On lui fait des
électrochocs qui l'apaisent dit-il. Et c'est sûrement vrai. Mais
lui enlèvent des bouts d'une mémoire dont il ne veut plus de toute
manière. Il le note avec lassitude.
C'est quand le traitement ne
répond pas comme ils disent, que ça devient tellement douloureux.
Mais c'est la vérité qui blesse.
On
n'est plus jamais heureux quand on apprend qu'on est fou. Ni lui ni
personne.
Et la jeune fille de la Salpêtrière se lasse un jour d'être devenue fan
de la folie, de sa folie en propre installée là justement.
C'est pas à la guérison que
l'on doit tendre. Cela ne marche pas. Mais à des réunions et pas
quelque chose où tout le monde serait principalement honteux.
Après avoir été hospitalisée
je devais aller tous les mois voir le psychiatre au CMP.
La salle
d'attente vide, parfois deux ou trois personnes.
Et ceux et celles
que je reconnais osent à peine me dire bonjour.
C'est notre propre
langue dont nous devons chercher le sens et l'oser. C'est une autre
langue dans la langue.
Et si tout le monde continue de feindre de
l'ignorer des temps noirs s'annoncent. Pour tous.
Nos maladies sont
toutes inguérissables, c'est dit et c'est noté. Pas si différemment
d'une névrose qui s'accrochera aussi toute votre vie et qui peut
faire du mal autant et pire, mais dont la psychanalyse peut
apprendre, apporter une forme de gestion des troubles.
Notre folie, nous obligera à des soins constants, à des médocs à vie pour
presque tous. Un monde qui continue de dérailler sans que l'on
soit obligé de tomber dans un excès qui finit par détruire.
Mais ensuite qui
nous apaisera une fois le stigmate tatoué. Le peuple des fous ne doit pas
plier l'échine. Il est possible qu'un jour quelqu'un ouvre la porte.
En attendant
certaines feuilles frémissent comme des clochettes.
De tous ces arbres
que Sherggy a peint.