lundi 19 novembre 2018

SHERGGY le NABAB





« Si pour lutter contre une maladie on donne une infinité de remèdes, cela signifie que la maladie est incurable. »
La Cerisaie Anton TCHEKHOV (1860-1904)









Je l'ai rencontré à l'hôpital de la Salpêtrière. Et il estt comme un vieux lutin fêlé que j'ai aimé de suite.
Non, j'ai d'abord peur, très peur et je m'en souviens. 

C'est réel et angoissant. C'est comme si on avait mis quelqu'un qui aurait dû être d'une autre unité au mauvais endroit. Dangereux ? D'une violence extrême alors que je suis déjà suffisamment effrayée, alors que tous les autres patients sont zens et mornes, indifférents. Et je comprends bientôt que c'est uniquement lui-même qu'elle vise. Mais cette vraie peur de sa folie reste, une violence que je vois là. La dimension comique ne m'est pas visible de suite. Je suis la spectatrice gênée d'une incompréhensible douleur gravée, lui de s'agiter ainsi à toutes les tables au moment des repas. Pas en place. Une impossibilité d'être en paix un seul instant.
Il pouvait me faire l'effet d'être ce qu'ils appellent courageusement et provisoirement, un psychopathe ou ce qu'on a comme idée de ce que cela veut même dire. Il est brutal et je n'ai pas encore compris qu'il s'agit aussi de l'humour le plus désespéré, de faire peur exprès. Après on verrait. Il commence à me faire rire et cela lui plaît, forcément. Un début.

Chaque internement en HP est un étonnement, et pour celui qui déraille aussi. 
Ma troisième hospitalisation depuis la fin des années 80 début 90. J'ai du mal à freiner la manie qui m'occupe en ce temps-là. Un truc qui ne s'arrête pas comme ça, même quand on vous a dit ou que vous hurlez en vous : 
« Stop ! ».
J'apprends qu'au moins tout le long du premier jour, j'ai pleuré non-stop. Et ce sont les malades qui s'en souviennent et me l'ont rappelé. Quand j'ai arrêté de pleurer, compris que j'étais à l'HP pour de bon, j'ai oublié cette immense tristesse.
Je me souviens cependant de ce que je me disais tout au début en moi et plus sérieusement que jamais on ne devait enfermer les gens. 
La Salpêtrière, je ne la reconnaissais même pas vraiment. Ne me demandez pas si j'y croyais, ce serait faire offense à mon imagination. 
C'est comme un feu qui redémarre parce qu'on a oublié cette braise là, cette étincelle qui fait que ça repart.

Je demande les deux premiers matins à l'aide-soignant de me porter le petit-déjeuner. Je suis morte. La question me gêne. 
Ma détresse folle a du être si grande que j'en suis restée là. Morte.
Je suis arrivée un soir et j'ai en tête aussi un jeu de mot trop compliqué même à moi-même. Perdue ou plutôt qui me perdra, et c'est trop difficile à expliquer. Trop douloureux. La certitude que l'on va rester dingue, piégé par soi-même, est un bug cérébral où on va tourner en rond toute sa vie. J'ai une espèce d'hallucination comme un rêve.
 Ma psychanalyste d'alors est assise à mon chevet. Je l'interroge, me redresse du lit sur lequel je suis allongée et elle répond « Oui ». Un « oui » qui ne s'ouvre sur rien, sans avenir et je retombe, plaquée sur mon lit, horrifiée et seule. Un truc qui va durer comme pour l'éternité. Je m'assieds elle redit « Oui ». Jamais plus ici. Et désespérée pour toujours? 
Ça ne s'arrêtera que quand je finirais assommée de sommeil. Je m'assied, je m'écroule comme un pantin humilié et à jamais empêché. Et ça recommence ainsi, ça a l'air sans fin. L'éternité dans une souffrance pareille... La vraie folie est là, comme une possibilité, un état des lieux. Je n'aurai plus jamais d'hallucinations mais je garde en mémoire l'horreur de celles que j'ai aperçues. Des cauchemars ou définitivement perchée.

Je suis allée deux fois à l'hôpital de la Salpêtrière. 
C'est, cela reste une entrée particulière de l'histoire de la folie, celle de la psychiatrie aussi, et à l'oreille simplement. 

La Salpêtrière. 

« Un tel lieu dans la mémoire ! » me souffle une jeune malade entièrement exaltée par son propre mirage, alors que je les supplie de me laisser en sortir de son lieu-dit.
Mais aussi ou surtout pour moi, c'est cette situation géographique qui change principalement la donne, jusqu'à pouvoir essayer d'imaginer s'échapper, au moins pouvoir l'envisager, puisqu'on n'est jamais vraiment perdu dans cette ville qu'est Paris. Paris se traverse. 
La banlieue est faite de lieux-dits juxtaposés et qui finissent par se ressembler les uns aux autres, un labyrinthe où on se perd forcément. Et c'est loin.

L'hôpital de la Salpêtrière, être simplement plus proche de l'issue de secours.

Alors que depuis le si lointain village de fous qu'était Perray-Vaucluse et où je m'étais retrouvée un an plus tôt, au fin fond de l'Essonne, revenir à Paris est un bagne. Une porte fermée de plus (celle de la grande banlieue). Et s'échapper avait un sens.

Comprenant aussi en ce temps que comme pour les attributions des HLM les mieux cotés, pour être hospitalisé dans le centre de Paris, il vous faut un psychiatre qui ait des connaissances. 
Les places étant chères, c'est globalement les nantis qui font encore la loi jusque-là aussi, en ce temps-là. C'est moins criant aujourd'hui. 
Les HP se trouvent principalement dans Paris, au coeur ou aux portes. 
Le public à l'époque de ce tri sélectif était moins diversifié à Paris que là-bas où nous étions, principalement des pauvres, enfermés dans une sorte de désert. Déjà qu'on y est, et là plus certainement que dans n'importe quel asile de fous.

A Perray-Vaucluse hormis les dimanches de visites, les si grands espaces verts sous le soleil de juillet (qui rassurent ces sortes d'invités) sont vides (ce qu'ils ne peuvent imaginer à ce point). Personne.
Il y avait un bureau de tabac pas loin d'une petite église (chapelle serait presque réducteur) dans ce village-là. 
Et la première fois que j'ai eu le droit de m'y rendre au tabac, accompagnée par un autre malade, je n'ai le souvenir que d'un jour de grand soleil et d'un homme gisant à terre qui porte un casque sur la tête (il en est qui continuent de se taper en vrai la tête contre le mur). L'homme repose là recroquevillé sans cris et sans mouvements. Nous passons à côté de lui comme s'il n'était qu'un pigeon mort.

Sherggy le nabab était, est peintre et sculpteur. Il a reçu le prix de Rome, ce prix fort dont-il parle de suite comme pour justifier toute son existence.
Je ne sais pas pourquoi lui et une autre jeune femme, appelons-la Léa puisque j'ai oublié son prénom, rendirent mon séjour si joyeux, au coeur de la douleur d'être enfermé qui ne passe pas quoiqu'on fasse et pour personne. Cette dimension de l'enfermement, modifie les blagues et en fait plutôt finalement des farces aux sourires forcés et tristes. Amusons nous sinon on tombe. Nous avions tous trois suffisamment d'imagination.

Mon frère il y a peu me conseillait la patience quand j'étais hospitalisée. « Laisse toi soigner, ils sauront quand te laisser sortir... ». 
Soigner quoi ?! Sortir quand ? Là où j'ai mal personne ne pourra me soigner, déjà. Si on commençait par ça. Et tout le monde le sait. Silence.
A sa première hospitalisation récente, le même frère malade compte à son tour les minutes qui le séparent de sa sortie d'hosto. L'ennui si terrible à l'hôpital POUR TOUS et comme là pour masquer la peur.
De quelle douleur parle-t-on ? La sienne ? La mienne ? Un bras-de-fer ? 

On peut donc imaginer ceux qui souffrent, nous qui avons aussi mal physiquement faut pas croire.
Le désespoir est une angoisse fulgurante. Mais surtout pas du même ordre que leurs maladies à eux ces gens, ceux qui ont une « vraie » blessure, un vrai truc qui peut être approché.

La honte d'avoir un cancer est loin derrière à présent et encore grâce à Pierre Desproges qui vous faisait bien rire n'est-ce pas ? 
Non, pas moi et je n'ai le droit de ne pas rire de tout et de voir d'abord un mec qui souffre en scène. Certains éclats de rires sont simplement odieux. Et vous-mêmes semblez trouver ça bien moins drôle quand ce n'est plus de la blague. Le courage de Desproges est rarement le vôtre. Ça fait peur la mort hein ? Le cancer devenu plus à la mode puisqu'on peut envisager maintenant d'être soigné. C'est grave. Et pas seulement quand c'est fatal et définitif.
Le nôtre de mal nous ronge plus simplement. Entièrement silencieux, impalpable, muet de questions. Il tue tellement d'entre-nous à faire exploser largement la courbe des statistiques du suicide.
On cherche. Ils cherchent avec la science aussi comment lire les inscriptions du corps du fou et essayant maintenant et de plus en plus (nouvelle génération de psychiatres) d'écarter l'apport de la psychanalyse. Alors c'est seulement la maladie du corps qu'il s'agit pour beaucoup de réparer. Seulement en mode binaire, puisqu'ils ne veulent plus rien savoir de l'histoire de la folie. La mienne. La vôtre. Ça vient après. Ou ça disparaît.

Il me semble impossible, dangereux, mortel de ne plus vouloir avoir affaire avec la psychanalyse. Elle ne soigne pas, soit. Les médicaments non plus. 
Mais en supprimant l'une des dimensions de la folie que nous aurions aussi construit, on se trompe.
Une histoire de famille c'est sûr, même si les autres vont me jeter la faute mutuellement... à la gueule. Plus simple ne pas croire que la folie concerne bien plus de monde que le malade qui à présent reste tout seul sur son radeau, celui de la négligence.
Je ne dis même pas faire une psychanalyse, ça n'est pas encore très au point avec les psychotiques. Mais être en psychanalyse, comme un lieu de pensées, comme dire que tout n'est pas résolu par un traitement adapté ou par un dressage qui nous fait plus sûrement chiens.
Gènes et circonvolutions du cerveau se battent, mènent des combats, y échappent. Ces gens qui veulent rester entre-eux, tentent de décrypter un code, une combinaison qui devra les bluffer. S'épargner la souffrance dingue. Et pour longtemps ? Un déraillement qui restera pourtant toujours et toujours imprévu.

Être malade depuis un aussi grand mystère que le cerveau, précisément là-haut, et perchés comme ils disent, pourra peut-être nous aider à nous en sortir. Savoir que ça restera toujours d'une complexité qui battra les scientifiques les plus avertis est encore un gage. 
Chaque cerveau est aussi personnel qu'une empreinte digitale, comme je l'ai entendu dire dans une série. Je le sais puisque j'en mesure presque l'évidence. Plus de neurones que d'étoiles dans le ciel. Certaines cellules se régénèrent tip-top comme s'il y avait au dedans des ateliers de réparations. Ils se règlent sur notre vie et la font muter quand elle les remue. Métamorphoses uniques comme la transformation d'un hexagramme. Même les clones se dérégleront bientôt.

Les psychiatres se sont fiés aux fous qu'ils interrogeaient, un peu comme les premiers ethnologues se sont autant fourvoyés. 
Le savoir est toujours de leur côté. Ils interrogent, se font traduire la vie par des informateurs ce que disent les villageois. Ils les roulent dans la farine sur beaucoup de point. La bonne traduction ? La bonne blague... Des mecs assis derrière des bureaux, se prenant pour la science même en plein désert, et des files indiennes de gens à interroger, la préhistoire de l'ethnologie. Certains continuent ainsi.
Mais sinon pour revenir à ce sujet, quelle réponse à aucune douleur sinon mentale ? Nous n'avons pas de traducteur, même menteur.
Qu'est-ce que ça veut dire et quand ça s'arrête puisque ça ne se soigne pas ? Pas comme d'habitude. Qui est le malade ? Qui est la victime ? Ceux qui sont persécutés par nous et d'abord les proches. C'est la question principale qui ne se pose qu'à nous, les dingues. On est méchants. Ça ne se voit pas ? On fait du mal à tous exprès et seulement pour faire les intéressants. On n'a pas mal, on simule. On ne dit rien, enfin sinon des trucs timbrés inaudibles.
L'hôpital c'est désolant pour chacun. Et l'hôpital psychiatrique... c'est l'insondable. Un lieu quelque peu écoeurant dans cette histoire de la médecine et aux communs des mortels. Les bons en avant sont toujours suspects. Quelle histoire définitivement !
La Salpêtrière garde le mythe des origines : Charcot et ses belles hystériques.
Ne parvenir à s'échapper qu'au bout de treize ans comme le fit « Augustine »  
Quelle endurance ! Toujours une femme derrière un grand homme. Au moins.
Le chapeau à plumes tremble.
Et on finit par s'attacher à l'obéissance, de celle qui se croit forcément en-dessous de tout. Alors le grand Jean-Baptiste Charcot... Un miracle de verrouillage. 
Il n'a jamais fait bon être fou.


Etre une folle. Cette femme-là qui va vous élever, vous éduquer, vous apprendre, vous enseigner, tout ce que vous serez seule à dire, et qu'elle croît vous le léguer. 
Un conte. 
Quand cette femme est folle, elle est impayable, corvéable à merci. Quand c'est quelqu'un dont on peut être sûr qu'on n'aura jamais à le remercier justement, autrement qu'en en faisant un objet de conversation. Contre tout ce qu'elles vous ont révélées de vous-mêmes.

Augustine d'Alice Winocour.
Avec Sherggy, nous formions un groupe, une bande organisée et faisions comme nous pouvions des blagues dans un lieu sinistre quoi qu'on en pense. Jusqu'à être punis, enfermés dans nos chambres respectives. Pas longtemps.

L'horreur de l'hospitalisation.
 A Sainte-Geneviève des Bois m'étant massivement cassée la tête à propos de l'HP globalement, le reste, après, semblera toujours mieux qu'un lieu lointain à cafards et à chiffons plein de merde. Ils oseront même dire à ma famille. 
"On va la dégoûter de l'hôpital psychiatrique."
Un décor crasseux voilà ce qu'ils proposaient, alors que c'était vrai. Le dégoût peut-être l'un des principal instigateur de la folie. Là on n'inventait pas ce dégoût, on le laissait proliférer. A ce point ?!
Saleté et méchanceté réunies, et faire la vaisselle comme les souillons du XIXe siècle, la vapeur moite à l'odeur nauséeuse. Nous aussi ayant déjà la chance d'être hospitalisés, moins relégués qu'avant hier, quand nous étions à préparer dans les sous-sols de la Salpêtrière, les repas de l'hôpital et d'en faire aussi la lessive. Elles le devaient. Et avec en prime le droit d'être examinées/humiliées comme des animaux de foire – quand aujourd'hui on geint contre les abattoirs – comme les monstres dans de petits bocaux qu'on pouvait voir encore dans les foires des années 60.
Elles aussi objets d'expériences, de surcroît.
Les plumes qui s'agitent marquent le début de la comédie d'Augustine et des autres. Maladie d'amour. Dévergondage hystérique juste pour vous plaire Monsieur Charcot. Vous imaginez ? Et tous ces hommes n'ont pas tant de joies auprès de leurs régulières.

Mais sinon espérer le faire passer le temps, c'est ce à quoi nous nous appliquons avec force.
J'ai dessiné la fenêtre de ma chambre et datait de quel siècle ? 
Des grilles sur des grilles, des petites ouvertures pour un peu d'air. Si l'été venait jusque-là. Une imagination folle de ceux qui les avaient conçues.
Maintenant les larges baies vitrées sont globalement à la mode, à l'opposé de ces fenêtre pas si grandes, mais tarabiscotées. Pour donner un p'tit air de liberté ? Pour faire grand jour sur l'horreur, au loin ? 
La vie.

Ces nouvelles baies vitrées qui me donnent immédiatement l'envie de sauter et renvoient toutes à ça pour moi. Se jeter dehors, un dehors auquel nous n'avons plus vraiment droit. C'est trop grand. Et avec ce faux air de liberté tellement menteur et hypocrite jusqu'à la cruauté. On n'y voit rien. Et ces ouvertures à l'espagnolette où l'on ne pourrait même pas y glisser un bras. 
C'est une autre erreur.
A Perray-Vaucluse, enfermée, une patiente avait réussi avec force rage et dernier feux de nos artifices, à détruire l'une de ces baies au verre pas si securit. Elle a frappé si fort et avec une chaise et a tout démoli. Elle essaye de passer puisqu'ils l'avaient enfermée car elle bavardait de l'un à l'autre sans rime ni raison, les médocs ne l'ayant pas encore stabilisée.
Résultat : une hémorragie de l'artère fémorale en essayant de sortir. Je pensais qu'on en mourrait forcément. Mais non, et elle revient deux jours plus tard.
Ce retour a pour moi un caractère si tragique, presque aussi insupportable que la mort. Elle l'avait son bobo et qui la clouait à la même hospitalisation, comme on est au mitard. A quoi bon... Maintenant qu'elle était immobilisée sa porte restait enfin ouverte, au moins. Immobilisée.

A l'hôpital j'écris – enthousiaste – bientôt une petite histoire sur notre trio déjanté. Je la donne un matin à l'une des psychiatres.
Alors Sherggy fut rendu furieux.

Il se plante à l'entrée de ma chambre. Il a retiré son oeil de verre.
C'est étrange, étrangement drôle aussi, et je suis désolée qu'il soit aussi fâché et ne m'y attendais pas. Je n'étais pas sûre jusque-là que cela ait de l'importance aussi pour lui. 
Notre compagnie, notre bande. Cela n'a pas duré. Il est tragiquement comique de le voir se tenir debout-là, se voulant un visage terrible et courroucé qui ne me fait plus peur. Même sans l'oeil. J'essaye de ne pas rire pour ne pas le blesser plus encore. Notre amitié durera.

Cet homme-là qui est peintre en tout, me fit ressentir mieux que personne avant lui, la densité de la beauté de la nature, sans m'y obliger, sans me l'apprendre, mais parce qu'en fait il en était un peu le patron.
Observer est une lente balade. Assister en silence au spectacle de la beauté. La nuance de tant de verts pour chaque feuille jusqu'au mystère des frissons en particulier qui viennent faire de la lumière et dessinent l'au-delà de l'écorce en vert de gris. 
Avec lui et quand j'allais le voir à l'hôpital de Villejuif, ces arbres parlaient, donnaient ou prenaient vie, leurs branches remuées par un souffle, penchant leurs têtes au ciel. C'est comme si on pouvait composer, et imaginer pouvoir aussi travailler ce nouveau regard.
Et le mieux que je pourrais essayer de dire de cet homme, je l'ai d'abord tracé en 1992, quand je l'ai rencontré. 
C'est ce que j'ai écris-là, la vraie raison de mon courroux. A vif nous tous à l'HP.
A la Salpêtrière :


LES EGAREMENTS

Il était un jour un très petit enfant égaré. Perdu en un asile de fous. Allées, venues. Allées, venues. Et tant de pas perdus. L'enfant n'osait plus seulement dire « merci » ou « s'il vous plaît », tant il craignait d'avoir offensé l'univers.
« Oublieux » répétait-il « Je suis oublieux ».
Il restait bien au-dedans de lui de l'eau. Très peu d'eau pensait-il, trop peu pour oublier, ne sachant plus s'il avait fait tout exploser à force de larmes.
Il marchait, et tous de sursauter dès qu'il s'approchait. Eux craignant son égarement et ainsi le désignant . Eux croyant le reconnaître, et ne le voyant pas, lui qui n'était ni ange ni démon. Mais seulement une souffrance qu'il transporterait partout et ailleurs, loin... loin. Là où cela fait plus mal encore, dans ce pays étranger qui lui restait encore : la folie.
En voilà de la tristesse sur tous ces murs, pensait l'enfant. Et en colère contre Celui-là en haut, contre quelques autres d'en bas, et contre lui-même autant, une larme se détachait. Certains soirs il braillait pour ne plus rien entendre, criait pour ne plus rien savoir. Et d'une échelle de corde faisait un papillon.
Cet enfant gardait en lui une cicatrice étouffante, brûlante aussi, puisqu'il n'osait poser sa main sur une épaule sans frémir. 
Une main de l'amitié qu'il semblait aussi avoir perdu depuis très longtemps, alors qu'il n'était qu'un enfant, un autre, un tout petit enfant. Et dans l'un de ces lieux d'absence, il s'y nicha comme en un cauchemar. Lieux fondés par tous et par toutes, échafaudages de solitude, vertiges du vide.
En ces lieux-là, asiles, hôpitaux de fous, il entendait des voisins parler – autrement dit des voix – et c'était un autre égaré qui pleurait.
 Il soupçonnait des rires contre lui, partout où il n'était pas, partout où son ridicule de toujours aussi, faisait ce grand oeuvre de démolition qu'il avait dû choisir. Et c'était pourtant seulement la maison qui tremblait. Il avait peur. Et c'était le silence qui s'allumait.
Que dire encore qui éclairerait autrement l'enfant, non sous « son meilleur jour », mais sous des jours et des heures qui le rendraient humain. Le soupçon était grand. L'enfant cherchait à s'éloigner du monde, alors que la foule venait à lui : blouses blanches et médication de couleurs, barrières, tromperies et ennemis apitoyés.
En l'asile il était à l'ombre d'une vérité seule. Celle de sa folie reconnue, folie-sienne disait-on. Folie improvisée, imposée et indispensable égarement afin de ne pas tout perdre.
De l'asile il ne sortait plus, de gré ou de force, car toutes les mains tendues lui semblaient noires et sales, encrassées de cette vie si loin et de cupidité éternelle. Et l'enfant s'endormit.
Un hurlement l'éveilla. 
Mais il compris presque aussitôt qu'il s'agissait d'un chant. Vrai celui-là. Ailleurs ce hurlement en lui, ici le chant le plus doux. Et la maison n'était plus vide. On y mettait la table. On y prenait le temps et le déposait là devant lui, seul présent possible.
Des voix d'enfants et il riait enfin. Deux coeurs amis, des coeurs malades à leur tour se plantaient face à lui et l'invitaient, lui étonné, ébloui. Et si c'était vrai ? Qui lui tournerait le dos à présent ? Il ne savait pas encore très bien, mais les deux enfants existaient face à lui.
Il s'endormit encore et s'éveilla cette fois habité. Plus seulement par des mots isolés, chargés de foudres et de guerres, perdues jusque-là et prenant toute la place, mais par le miracle si bête d'être entendu.
Les deux malheurs conjugués, l'une joviale, l'autre plus grave, savaient pourtant toujours laisser venir le rire qui naissait entre eux trois, et devenait leur marque. Et ils avaient le sentiment que ce rire recherché, si profond en eux et pouvait les guider. Et mégalos comme ils l'étaient et comme il se doit, ils pensaient de plus que leurs rires nourrissaient la terre et la transformeraient.
Deux de cette sarabande étaient de confession israélite quand les gens ne veulent pas dire des Juifs, et tentaient d'expliquer, inquiets, à la plus effrayée qu'il n'était pas bon de lire la Bible seule. « Ça ne se fait pas...faut le faire à deux... » Intelligence aigu du Judaïsme. 
Ben... elle continuait quand même, comme ayant à ce moment-là de leur détresse à trois, une espèce de protestantisme au-dedans, puisqu'elle était aussi seule que les deux autres. Et voulait que ça résonne.
Bien qu'étant devenus arpenteurs de la désolation, ils tentaient de faire vivre cette dernière flamme en leurs âmes. Et pour sauver le monde, rêve de chaque fou, les trois enfants et comme de vrais amis qui ne se connaissaient que d'hier, inventèrent le printemps.
On dit à présent qu'ils vivent dans une sorte de nuage, sans perdre la raison qu'ils avaient protégée jusque-là. On dit aussi qu'ils sont vivants.

Sherggy le nabab criait, il crie sa solitude. Et quand j'ai son âge à présent, je comprends mieux. Une solitude d'hiver et qui rend fou, plus fou, ajoute des couches et ne retire rien à la peur constante de trop fou, trop d'égarements, trop de peine, trop mal.
Sherggy hurle sa douleur jusqu'à brûler son appartement et presque toute son oeuvre. Il n'y arrive plus. Votre histoire d'autonomie pour un fou ça peut devenir la porte de la mort bientôt. Qui d'entre vous veut rester seul face à sa solitude en toute autonomie. 
C'est insensé, c'est impensable. 
Et ce n'est pas de jouer aux dominos l'après-midi qui réglera grand chose. C'est pourquoi je m'explique mieux ceux qui attendent sans hâte un appartement, qui persistent et signent à l'hôpital, pendant des années finalement comme si ça pouvait leur être une deuxième maison. Et entre nous nous reste une sorte de voisinage au moins.

Il marche à Villejuif son seul asile jusque-là, à ce point. Il ne lui reste rien. On lui fait des électrochocs qui l'apaisent dit-il. Et c'est sûrement vrai. Mais lui enlèvent des bouts d'une mémoire dont il ne veut plus de toute manière. Il le note avec lassitude.
C'est quand le traitement ne répond pas comme ils disent, que ça devient tellement douloureux. Mais c'est la vérité qui blesse.
On n'est plus jamais heureux quand on apprend qu'on est fou. Ni lui ni personne. 
Et la jeune fille de la Salpêtrière se lasse un jour d'être devenue fan de la folie, de sa folie en propre installée là justement.

C'est pas à la guérison que l'on doit tendre. Cela ne marche pas. Mais à des réunions et pas quelque chose où tout le monde serait principalement honteux.
Après avoir été hospitalisée je devais aller tous les mois voir le psychiatre au CMP. 
La salle d'attente vide, parfois deux ou trois personnes. 
Et ceux et celles que je reconnais osent à peine me dire bonjour. 
C'est notre propre langue dont nous devons chercher le sens et l'oser. C'est une autre langue dans la langue. 
Et si tout le monde continue de feindre de l'ignorer des temps noirs s'annoncent. Pour tous.

Nos maladies sont toutes inguérissables, c'est dit et c'est noté. Pas si différemment d'une névrose qui s'accrochera aussi toute votre vie et qui peut faire du mal autant et pire, mais dont la psychanalyse peut apprendre, apporter une forme de gestion des troubles.
Notre folie, nous obligera à des soins constants, à des médocs à vie pour presque tous. Un monde qui continue de dérailler sans que l'on soit obligé de tomber dans un excès qui finit par détruire.
Mais ensuite qui nous apaisera une fois le stigmate tatoué. Le peuple des fous ne doit pas plier l'échine. Il est possible qu'un jour quelqu'un ouvre la porte.
En attendant certaines feuilles frémissent comme des clochettes.
De tous ces arbres que Sherggy a peint.





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