« ...on
a beau raisonner, la solitude est une chose atroce, mon petit. Bien
qu'au fond... tout soit égal, naturellement. »
Les
Trois Soeurs
Anton
TCHEKHOV (1860-1904)
L'infirmière : « Madame
T.(moi) ! Pourriez-vous arrêter de vous mêler de ce qui ne
vous regarde pas... !? »
Moi ? Mais je me désennuie
seulement.
Quoi ?! Mais qui est donc
cette infirmière énervée à me dire un truc aussi impossible ?
Qu'est-ce que ça peut bien vouloir signifier ? Je l'ignore
encore.
Qu'est-ce qui ne me regarde pas
des injustices constatées ou inventées ici ou là dans cet HP ?
Et qui dois-je devenir ? Un légume sûrement et pas moins,
c'est la règle. C'est docile que l'on sort. Je devrais dire éteint.
Et maintenant que je prends le xeroquel, un médicament plus que dangereux et qui vous file des overdose pour moins que ça, et qui
marche, plus de
questions à se poser ? Et personne n'en posera, principalement
le psychiatre des derniers temps à Paris, bonhomme, pour qui il n'y
a pas d'énigme, à peine une conjoncture. Soit.
***
Voilà une dame formidable, une
patiente, et qui deviendra presque une amie. Elle est à l'HP parce
qu'on a imaginé pour elle qu'elle aurait tenté de se suicider. Elle
me disait connaître de tels problèmes de douleurs articulaires,
aussi insupportables qu'elle avait pris tant d'antalgiques pour
calmer sa souffrance et était finalement restée sur le carreau. Je
voulais bien croire en cette version.
Passionnante elle l'était et
nous avions principalement des discussions politiques puisque fin
2012 ça swinguait déjà beaucoup. La dame me disait mettre la
politique en premier et la poésie juste après. Je répondais que
pour moi c'était seulement l'inverse. La politique en deuxième,
parce que sinon... Question de survie.
J'avais l'impression de connaître
cette femme d'avant (ce qui n'était pas vrai), mais cette
impression-là ne la concernait pas seule. En phase maniaque comme je
l'étais, je collais sur des visages inconnus ceux de gens que je
connaissais, la face cachée des uns et surtout d'autres, des morts
ou des vivants, et peut-être pour me rassurer. Des métamorphoses,
des chimères pour une histoire mythique.
J'appellerai cette dame Ariane
qui m'aida un temps à supporter le labyrinthe de la folie. Et peu
importe qui elle était réellement, et avait dû avoir du pouvoir au
moins.
Je dis cela parce qu'après ma
sortie, elle eut envie de me revoir, et je découvrais des choses
mystérieuses. Évitant les questions et malade comme je l'étais, ce
n'était qu'un mystère ajouté à tant d'autres.
Nous
nous étions données rendez-vous place de Clichy pour aller au
cinéma voir Lincoln.
L'hiver 2013 est glacial et elle porte un manteau de fourrure inouï.
Je n'en ai jamais vu de semblable d'aussi près, sinon aux premières
d'opéra, alors jamais. L'opéra Garnier, celui de Paris, et comme
cela chante ! J'en connais pourtant aussi les coulisses par
lesquelles je passais le jour de la générale d'une version du
Dialogue des
Carmélites
de Francis Poulenc. Et j'y croisais épatée Régine Crespin,
chanteuse presque abordable et qui jouait le rôle de la mère
prieure.
Là je parie pour du vison
puisque ça a l'air d'être le top. Et pense à la fourrure de ma
mère rapportée du Canada, d'un poil moins noble. Rat-musqué...
(autre nom de certains castors) disait-elle. C'était au moins
poétique avec des sonorités presque rigolottes, à faire frissonner
tous les animophiles.
Je suis presque heureuse d'avoir
une telle amie, après cette douleur vécue (je ne sais pas encore
que je vais vivre et revivre la souffrance, pas calmée et cette dame
aurait pu m'aider, je ne l'ai pas laissée faire). Elle me donna
beaucoup d'autres rendez-vous, que je manquais avec application.
C'était un hiver où la neige avait tenue sur le bitume de Paris, un
événement.
En
ce temps-là je ressens une telle fatigue, jamais comprise. Comme si
j'étais infiniment vieille, et ne comprenais rien de plus à tout ce
qui se passait autour de moi. Ça se compliquait le plus souvent.
Tout ce que j'avais le talent et l'horreur d'imaginer
essentiellement, évidement. Un corps qui porte de telles traces, je
m'en étonne. Je resterai toujours aussi fatiguée ? Une vraie
question. Je ne m'interroge même pas sur une hypothétique maladie
physique, ayant toujours principalement fait prévaloir les forces
de l'esprit.
A mes risques et périls. Il y en aura.
Après la deuxième
hospitalisation, cette fatigue disparaîtra (j'ai donc encore raison
cette fois, en ce qui concerne au moins ces forces-là et m'indique
qu'elles doivent être d'une nature dont j'ignorerai définitivement
tout). Disparition aussi soudaine, insensée en quelque sorte. Mais
je n'essayais plus de joindre la dame. La honte avait fait son
oeuvre.
Lincoln est
un long film et qui me passionne aussi pour le jeu de Daniel
Day-Lewis. A la moitié du film la dame ronfle mais c'est tout de
même rassurant. J'ignore presque tout de ce pan de l'histoire de
l'Amérique, cette décision de rendre la liberté aux esclaves noirs
et les finasseries pour y arriver. La dame me dit après son réveil,
à la fin, qu'elle connaît bien le sujet, comme pour s'excuser. Le
jeu de l'acteur vient en deuxième, pour elle, de ce film trop long.
Elle m'invite ensuite dans un
restaurant sur la place et commande du champagne parce qu'elle est
« si heureuse de (me) revoir et libre surtout » Personne
ne m'a accueilli ainsi à une sortie d'hôpital. Du champagne... et
la nourriture, des amuses-gueules comme s'ils étaient d'un grand
chef. Moi qui suis encore bien trop effrayée par ce qui vient de
m'arriver et sentant d'une certaine manière déjà, que je peux
replonger, toujours au bord du plongeoir. J'étais désolée et le
resterai.
***
À
l'hôpital certaines infirmières ont des jugements changeants,
approximatifs sans qu'on puisse bien comprendre. Certains jours elles
aident Ariane à la toilette, en raison de ses vraies douleurs, et
d'autres fois elles décident que la dame doit se débrouiller seule
et se plaint trop. La contradiction est chose familière en ces
lieux.
Alors
si nous n'étions pas justement dans un HP, les infirmières
pourraient-elles nous penser de la même manière ? Nous jamais
considérés comme de vrais
malades – il faut y être, nous fous éparpillés dans chaque
famille, points noirs – puisque les autres membres n'y seront
jamais ramenés, ravalés à une interprétation permanente et dans
tous les sens, parfois presque un martyre et sans exagérer.
Pas
respectés dans le fond et comme partout. Nous sommes déconsidérés
finalement comme des espèces de tricheurs sans vraie douleur dans le
fond, des comédiens, à devoir faire les lits puisque nous sommes
comme des usurpateurs. Une douleur qu'on n'approche pas, sinon et si
on y vient, pour mesurer l'éloignement finalement. De faux malades
qu'il faut secouer, et nous élever à la dure. Et puis non, et en
consolent certains. On voit mal de vrais
malades refaire leur lit tous les matins. Nous le faisions et c'est
une injonction thérapeutique. Ça limite les frais de budget et nous
rend à leur réalité. Ça passe le temps. Si on veut.
De
l'infirmière qui me hurle dessus dans le couloir : « Madame
T. !!? Mais mêlez-vous de ce qui vous regarde ! ».
Je n'ai compris qu'à la dernière hospitalisation que ce n'était
pas une mauvaise bougresse et qui se mêlait elle aussi de tout. Mais
elle avait une voix et des manières insupportables si on ne se
décide pas à lier pas connaissance, si on n'a pas atteint la
phase de l'indulgence.
C'est à la quatrième hospitalisation que je pris vraiment
connaissance de cette phase-là et de sa mesure.
Parlons plutôt d'une indulgence
plus équilibrée et moins manichéenne. Des fous se révélaient
stupides et méchants (je les imaginais avant perfection du bancal,
de l'anomalie) et des infirmières faisaient par ailleurs des efforts
louables pour la plupart, à Maison-Blanche et à cet étage. Elles
sont seulement à l'image des chefs, c'est aussi simple et toujours
vrai, dans cette branche là aussi.
C'est le désespoir intact qui
m'y conduisit à cette indulgence, au moins. Au ras de
l'anéantissement on peut la découvrir et dans le fond on n'a plus
vraiment le choix que de voir que rien n'est moins simple.
Ariane,
la dame, comptait bien porter plainte puisqu'elle découvrait l'HP à
une bonne
place, celle de la suicidée, toujours mieux considérée que la
dingue. Et observait les mille et une maltraitances insidieuses, et
que l'indulgence justement ne combat plus.
J'ai envie de chialer quand cette
dame parle de moi comme elle le fait. Je ne me reconnais plus.
C'était quand j'existais.
Nous allons ensemble au dernier
jour de l'exposition Hooper au Grand-Palais.
Alors là Ariane est royale. Elle
entre et c'est presque le messie. Elle demande un fauteuil roulant
puisqu'elle marche difficilement et que son dos la fait souffrir.
Elle a montré une carte et tout le monde lui parle comme à une
princesse.
Je pousse le fauteuil, mieux que
je ne l'imaginais, et fends la foule en disputant les uns et les
autres, qui marcheraient volontiers sur notre véhicule qui prend
pourtant de la place. Les ignorants s'excusent quand je leur demande
de se bouger, calmement mais fermement, eux étonnés comme s'ils
n'avaient pas vus. Un fauteuil ! Alors c'est de la blague. Et
c'est pourtant ce qu'ils se disent. « Oups, je n'avais pas
vu... » N'importe quoi ! Et je ne l'aurais pas su à ce
point avant de le vivre.
Une personne seule en fauteuil
peut bien rester ignorée et faire un sur place infini si elle ne
joue pas des coudes (et jouer de ces coudes en fauteuil, ce serait
leur mettre à tous une main au cul, presque pour voir... sans que
personne ne le remarque jusque-là).
« Excusez-moi je ne vous
avez pas vu !?? » Ah ouais... Et c'est la honte
globalement. Vos mines désolées quand ça parle du handicap. Sinon
pour vous, ça roule ?
***
Quelle
drôle d'histoire ? À
chaque phase maniaque, je rencontrerais des gens que je perdrai
presque de suite, et qui n'auraient jamais pu imaginer qu'on puisse
me considérer comme folle.
Comme cet homme élégant par
exemple, que je croise en 1991, parquée dans le Marais que je
découvre en y vivant d'une certaine manière, même si ça restera
au-dessus de mes moyens, et à la veille de l'abominable internement
qui me marquera à jamais.
Ma folie, votre miroir dansant ?
Je rencontre cet inconnu tôt ce
matin-là, devant la grille fermée du square de la place des Vosges.
Étonné l'homme que je découvre de suite ses origines italiennes,
un accent subtile alors que depuis sa jeunesse il s'exerce à parler
un français sans faille.
Il m'invite dans un salon de thé
ouvert sur la place. Il me parle de l'Italie, de l'Europe mouchetée
de nations à l'avenir, de ses enfants, d'un village italien où les
gens parlent encore le latin, de son fils qu'il accompagne puisque
celui-ci passe son CAPES. Quand nous nous sommes quittés il me donne
son téléphone au cas où je passerais par Pau, là où il vivait,
ou si j'avais aussi besoin de son aide.
Aucune ambiguïté dans cet
échange, personne ne charme personne, nous parlons seulement.
Il ajoute quand nous devons nous
quitter, que j'ai l'âge de ses enfants mais qu'il n'était jamais
parvenu à parler ainsi avec eux. Je le rassure. Ce n'est pas si
étrange.
Après la visite de l'exposition
avec la Dame Ariane, et qui finalement a été amusante, elle doit
prendre un taxi et on nous invite à passer par un autre chemin, les
sous-sols du Grand-Palais. C'est plus court en fauteuil. Guidées par
un employé du musée c'est une merveille.
D'autres coulisses s'additionnant
à celles que j'ai déjà si bien connues. Là des restes de l'expo
sur la bohème et autres rangements. Des sous-sols presque
habitables. Les caves de l'art.
Si d'un côté certains préfèrent
tout juger en folie, me jauger et si à la moindre grimace, au
moindre élan de colère je suis regardée troublée et fâchée, ça
finira par m'y renvoyer à l'HP. Ceux qui me reconnaissent
l'ignorent, mais les autres savent, indifférents à ma fatigue
d'alors, et à ma tragique solitude aussi.
Cette fatigue inconnue jusque-là,
était peut-être due au fait que je dormais mal. Mais ce n'est
sûrement pas aussi simple. Et si je n'ai pas de réponses, qui en
aura ?
Et j'ai raté mon coup de toute
manière, une fois de plus. Revenue à une forme d'intelligence aussi
vite détruite par l'entourage qui la craint, et ma colère que
l'accompagne alors chaque fois. car elle m'accuse bien sûr, leur
donne encore raison.
J'avais
des rages profondes puisqu'on m'examinait sans amour, sans adoucir
cet examen qui me fera chaque fois sortir de mes gonds. À
devoir éructer des méchancetés qui se voulaient aussi des
explications et se tordront en violentes réquisitions.
Mais laisser aussi seule
quelqu'un après cette première nouvelle incarcération et les
autres, était inapproprié. Me garder un mois ou deux au repos et
entourée, oui c'était cela la seule solution et personne n'en a eu
le courage. Personne ne m'aimait assez.
J'engueule la plus éperdue, la
plus dure, la plus seule et pour qui je comptais plus que ça
n'existera jamais en eux. Ils laissèrent faire, tous les miens...
soi-disant.
« Tu as vraiment une super
amie ! »
Vous pensez vraiment que c'est
une découverte ?
Et elle prend pour vous, pour
votre ignorance et pour votre indifférence dérangée. Je vous
laisse. Il y a du définitif qui dure.
C'est m'abriter dont il était
question. Ils sont pris ? Par quoi ?
Une convalescence pareille et
dans la solitude était vouée à l'échec. Ma maladie me consolait
finalement, me tenait insidieusement. Auraient-ils pu s'en apercevoir
sans me poser de questions et en douceur de préférence, au lieu de
guetter tous les indices prouvant qu'elle revenait, la folie.
Elle est là et moi aussi.
Ce
que cette amie sait avant eux, c'est la mort qui me guettait au
détour. Cette obsession ne concernera pas les "miens".
Alors fatiguée, j'abandonne même
ceux qui me font ponctuellement du bien et me regardent autrement. Je
l'espère et en doute. Réparer mon âme est un beau projet. Mais je
n'ai droit qu'à cette solitude imposée.
On guérit seul. Et si le
psychanalyste le sait, le psychotique le vit.
Qui cela ne mettrait-il pas en
colère une telle désolation ?
« Voir quelqu'un »
est un autre de leurs impératifs, pour moi, pour mon bien, eux étant
tous bien trop pris, c'est pas leur boulot.
Et là je ne râle pas mais
exprime une évidence, une nécessité, un il-va-de-soit. La solitude
est un calvaire monstrueux quoi qu'il en soit. Pas toujours. Mais la
menace d'être enfermée s'y ajoutant, elle la rend obscure,
douloureuse, comme une scie, fatale.
***
J'ai invité Ariane chez moi ou
plutôt elle s'est invitée puisque j'ai manqué tous ses rendez-vous
dans le quartier puisqu'elle habite aussi le 18e arrondissement,
puisque j'ai autant de mal à sortir. Mais quand le rendez-vous
approche, l'angoisse me vient comme une lame. J'ai mal et tourne en
rond dans cette douleur. Cela me fera sûrement du bien de voir
quelqu'un. Ma solitude étant devenue si étroite. J'y arrive à ce
point-là. Comment puis-je m'adresser à quiconque puisque je suis
folle ? Folle à lier.
À
chaque période maniaque, et quand ce fût le cas ensuite dépressive,
ou tout à la fois comme un milk-shake, il n'y aura plus personne à
bord. La chute des corps, l'abîme de l'abandon et tout le monde se
barre. L'amitié au risque de la folie ?
Elle ne tient pas et pas pour
tout le monde pourtant, comme mon ex-mari et futur ami avec qui je
déjeune un dimanche dans le Marais encore, quand je suis déjà
tellement surveillée. Et il dira aux hostiles qu'il n'a rien
constaté de dingue en moi. Forcément le miroir qu'il me tend n'est
pas ainsi fait. Je ne joue pas et pas avec lui, puisqu'il ne me vise
pas, alors je ne me sens pas autant écorchée. Mais il sera à son
tour entraîné. Malgré lui presque.
Ceux qui n'y croient pas
enfoncent, implacables. La peur de la peur, elle advient et d'eux. On
attend de l'indulgence et on est noyé comme un poisson rouge, oublié
comme une pierre. Renouer des liens sociaux, c'est important,
disent-ils, pour le dingue, pour se rétablir. La bonne blague...
Avec qui renouer ? Tous ceux qui se barrent à vomir de bêtise.
Ceux qui ne font qu'observer à bonne distance, même pas curieux,
seulement prudents.
Qui parle quand le fou dit ?
Personne. Un blanc et un silence qu'ils vont récupérer entièrement,
rattraper cruellement. Qui le sait ? La folie marque et trace,
tatouage virtuel en numéros. C'est ainsi et jamais autrement. Tous
ceux qui pensent qu'ils n'affronteront pas cette peur fondamentale
comme elle a l'air d'être, perdent, s'échappent finalement,
soulagés et à la bonne distance : loin.
Et les soignants... sont les
soignants. C'est à dire personne eux aussi. Fou on est seulement et
finalement regardé, observé par tous, sans exagérer, au moindre
clignement.
C'est pourquoi j'imagine que si
le mot « psychose », comme un terme générique n'est pas
en moins ou en plus. Arrêtez vos sales mots qui n'imaginent que le
pire. Qu'on fasse le point des crimes perpétrés par des dingues ou
non. Les trouvailles. Les merveilles.
Si cette dame vient, Ariane, elle
finira par me désigner et je suis fatiguée d'avance (et réellement)
des relations publiques. Je suis assez honteuse, ça m'suffit.
Qu'est-ce qu'il y a de si moche
dans la folie pour que l'on lui fasse un tel barrage et chacun la
redoutant autant ? Et les soignants et les psychiatres et tous
qui craignent aussi comme pour leur peau.
Psychiatre, quel est ce
choix-là ?
La personne qui me fait interner
une première fois, et pas de gaîté de coeur, si sa psy, celle
qu'elle consulte lui parle d'hospitalisation quand elle va si mal,
elle s'agite aussitôt et quelle que soit la douleur qui l'accable.
Cela l'effraye au-delà de tout, comme tout le monde. Et c'est juste
non ? C'est ainsi pour tous et même pour nous qui avons franchi
le Rubicond.
Je suis tellement soulante, à
cran et alors préfère rester seule, comme me donnant le choix.
***
C'est
la blessure de l'annonce : « Vous êtes dingue... »
qui éloigne de tous et de soi-même à jamais. Parce que je sais
alors que c'est fini, que le bal est terminé, l'histoire aussi. Et
peu de soleil ailleurs. Le fou est banni dans tout un tas de
cultures, pas seulement là, pas seulement nous. Plus rarement vu
comme un devin ou même seulement un joyeux drille aussi désespéré
que n'importe quel clown. Et peu d'entre-nous échappent à une
solitude de plomb comme la chape ou pire. Victor Hugo le dit bien
d'une certaine manière dans sa pièce Le
roi s'amuse
qui deviendra le Rigoletto
de Verdi. Le malheur de l'insigne, du fou du roi.
Je
réponds admirablement aux médicaments. Ils me soignent. J'ignore
comment ces gens qui parlent de tourmente chimique et le martèlent,
comme si la réponse chimique, alors celle des médicaments,
résolvait tout et le mirage dans lequel on a nagé si longtemps. Un
dérangement qui ne nous appartient même plus, plus insensé encore
d'être nié. Effacé... Et comment les autres vont-ils faire la
différence entre cette simple
maladie et les psychoses si redoutées, les folies avérées
puisqu'on se retrouve tous dans le même HP ?
Fou, c'est dit. Une fois alors
toujours, comme pour les junkies. Ou pire. On ne décroche pas de la
folie, l'addiction des autres est trop grande. C'est comme ça et
pour tous, tous les autres finalement.
***
C'est
le service psychiatrique
lui-même, le mot, l'image souvent juste oui, qui fait peur à tous.
Pourtant quand je vois des fictions qui s'essayent à montrer l'HP,
ils se trompent presque toujours et c'est normal. Quelque chose
manque. L'enfermement. Et personne n'a confiance en personne. Tous
veulent sauver leur peau, d'abord. La vraie tension entre nous et les
autres. Ce silence et cette immense détresse. Le début précoce
d'une forme de mort. Une mort humaine, symbolique, imaginaire et
réelle. Quand on n'a plus les clefs et que tout le monde se méfie
de tout le monde. Tous taiseux et presque inanimés.
Peut-être est-ce pourquoi je m'y
essayerai à tenter la mort tant de fois, et dans toute la période
d'accalmie de cette maladie, accalmie qui durera trente ans. Mais la
mort me tenait. C'est comme ça et je n'y peux rien. Un peu trop de
mort, c'est tout.
Alors
ils prient presque et se barrent, puisque ça pourrait les concerner.
C'est différent et ils haïssent ça. Et quel autre résultat dans
le regard de ces autres ? Ce mépris peureux (pléonasme encore)
de ces normaux et qui s'en vanteraient comme certains et n'ont que
faire des subtilités psychiatriques, sinon les éviter à tout prix.
N'apprendre que du faux, du superficiel.
Je préfère rester seule Madame,
Ariane. C'est ce que je lui dis. Vous ne m'aviez pas tout dit ?
L'appeler ensuite, je le rends impossible. Les gens doivent en avoir
marre que je me défausse comme ça. Ariane aussi alors. Comme si je
m'étais habituée au labyrinthe et resterai une souris qui y vit à
plein temps.
En pensant à vous, j'entends
votre voix joyeuse et intéressée madame, indulgente. Je suis malade
de cette maladie.
***
Je me suis préparée à une
solitude pas si effrayante. Mais comment l'habiter pour ne pas mourir
de suite ni m'ennuyer, ce qui revient au même. Pourquoi ? Parce
que je compte pour moi et m'en suis aperçue très tôt. Question de
survie.
Peut-être cependant aussi parce
que quelque chose cloche depuis trop longtemps, depuis le début,
quand je prétends toujours parvenir à le cacher. J'ai essayé de me
fortifier par tous les moyens, soigner mes blessures, essayer de me
réparer moi-même et l'ai réussi longtemps avec des bouts de
ficelle, pendant de nombreuses années, abattue souvent.
Oui j'ai une espèce d'affection
pour ce que je suis de toujours, bizarrement et sûrement
heureusement. Idéaliste comme aujourd'hui à me rétamer
régulièrement. On ne s'en défait pas si facilement. S'en départir
c'est peut-être ça mourir.
Comme
si je parvenais parfois à être à LA bonne distance de moi-même,
bien cadrée, attachante finalement. Vivre, c'est la meilleure
nouvelle non ? Seule ? C'est pas si grave. Si je compte
pour une autre, je vivrai.
Madame,
Ariane, j'espère que vous allez bien puisque je suis presque aussi
inquiète qu'Abraham. De cette inquiétude d'Abraham, qui donne un
certain sens à sa foi, et est poétisée dans le plus beau texte sur
le sujet, le Joseph
et ses Frères de
Thomas Mann. Apaisée, c'est le seul conseil que je donne, à lire
les quatre tomes du plus beau roman sur l'élection et ses misères,
dont on parle si peu, jamais aussi précisément. Il vous aidera. Et
comblera vos moments de solitude.
Mais oui ça ira, ça
ira.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire