vendredi 16 novembre 2018

Curiosités






« ...on a beau raisonner, la solitude est une chose atroce, mon petit. Bien qu'au fond... tout soit égal, naturellement. »
Les Trois Soeurs Anton TCHEKHOV (1860-1904)








L'infirmière : « Madame T.(moi) ! Pourriez-vous arrêter de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas... !? »
Moi ? Mais je me désennuie seulement.
Quoi ?! Mais qui est donc cette infirmière énervée à me dire un truc aussi impossible ? Qu'est-ce que ça peut bien vouloir signifier ? Je l'ignore encore.
Qu'est-ce qui ne me regarde pas des injustices constatées ou inventées ici ou là dans cet HP ? Et qui dois-je devenir ? Un légume sûrement et pas moins, c'est la règle. C'est docile que l'on sort. Je devrais dire éteint. Et maintenant que je prends le xeroquel, un médicament plus que dangereux et qui vous file des overdose pour moins que ça, et qui marche, plus de questions à se poser ? Et personne n'en posera, principalement le psychiatre des derniers temps à Paris, bonhomme, pour qui il n'y a pas d'énigme, à peine une conjoncture. Soit.
***
Voilà une dame formidable, une patiente, et qui deviendra presque une amie. Elle est à l'HP parce qu'on a imaginé pour elle qu'elle aurait tenté de se suicider. Elle me disait connaître de tels problèmes de douleurs articulaires, aussi insupportables qu'elle avait pris tant d'antalgiques pour calmer sa souffrance et était finalement restée sur le carreau. Je voulais bien croire en cette version.
Passionnante elle l'était et nous avions principalement des discussions politiques puisque fin 2012 ça swinguait déjà beaucoup. La dame me disait mettre la politique en premier et la poésie juste après. Je répondais que pour moi c'était seulement l'inverse. La politique en deuxième, parce que sinon... Question de survie.
J'avais l'impression de connaître cette femme d'avant (ce qui n'était pas vrai), mais cette impression-là ne la concernait pas seule. En phase maniaque comme je l'étais, je collais sur des visages inconnus ceux de gens que je connaissais, la face cachée des uns et surtout d'autres, des morts ou des vivants, et peut-être pour me rassurer. Des métamorphoses, des chimères pour une histoire mythique.
J'appellerai cette dame Ariane qui m'aida un temps à supporter le labyrinthe de la folie. Et peu importe qui elle était réellement, et avait dû avoir du pouvoir au moins.
Je dis cela parce qu'après ma sortie, elle eut envie de me revoir, et je découvrais des choses mystérieuses. Évitant les questions et malade comme je l'étais, ce n'était qu'un mystère ajouté à tant d'autres.
Nous nous étions données rendez-vous place de Clichy pour aller au cinéma voir Lincoln. L'hiver 2013 est glacial et elle porte un manteau de fourrure inouï. Je n'en ai jamais vu de semblable d'aussi près, sinon aux premières d'opéra, alors jamais. L'opéra Garnier, celui de Paris, et comme cela chante ! J'en connais pourtant aussi les coulisses par lesquelles je passais le jour de la générale d'une version du Dialogue des Carmélites de Francis Poulenc. Et j'y croisais épatée Régine Crespin, chanteuse presque abordable et qui jouait le rôle de la mère prieure.
Là je parie pour du vison puisque ça a l'air d'être le top. Et pense à la fourrure de ma mère rapportée du Canada, d'un poil moins noble. Rat-musqué... (autre nom de certains castors) disait-elle. C'était au moins poétique avec des sonorités presque rigolottes, à faire frissonner tous les animophiles.
Je suis presque heureuse d'avoir une telle amie, après cette douleur vécue (je ne sais pas encore que je vais vivre et revivre la souffrance, pas calmée et cette dame aurait pu m'aider, je ne l'ai pas laissée faire). Elle me donna beaucoup d'autres rendez-vous, que je manquais avec application. C'était un hiver où la neige avait tenue sur le bitume de Paris, un événement.
En ce temps-là je ressens une telle fatigue, jamais comprise. Comme si j'étais infiniment vieille, et ne comprenais rien de plus à tout ce qui se passait autour de moi. Ça se compliquait le plus souvent. Tout ce que j'avais le talent et l'horreur d'imaginer essentiellement, évidement. Un corps qui porte de telles traces, je m'en étonne. Je resterai toujours aussi fatiguée ? Une vraie question. Je ne m'interroge même pas sur une hypothétique maladie physique, ayant toujours principalement fait prévaloir les forces de l'esprit. A mes risques et périls. Il y en aura.
Après la deuxième hospitalisation, cette fatigue disparaîtra (j'ai donc encore raison cette fois, en ce qui concerne au moins ces forces-là et m'indique qu'elles doivent être d'une nature dont j'ignorerai définitivement tout). Disparition aussi soudaine, insensée en quelque sorte. Mais je n'essayais plus de joindre la dame. La honte avait fait son oeuvre.
Lincoln est un long film et qui me passionne aussi pour le jeu de Daniel Day-Lewis. A la moitié du film la dame ronfle mais c'est tout de même rassurant. J'ignore presque tout de ce pan de l'histoire de l'Amérique, cette décision de rendre la liberté aux esclaves noirs et les finasseries pour y arriver. La dame me dit après son réveil, à la fin, qu'elle connaît bien le sujet, comme pour s'excuser. Le jeu de l'acteur vient en deuxième, pour elle, de ce film trop long.
Elle m'invite ensuite dans un restaurant sur la place et commande du champagne parce qu'elle est « si heureuse de (me) revoir et libre surtout » Personne ne m'a accueilli ainsi à une sortie d'hôpital. Du champagne... et la nourriture, des amuses-gueules comme s'ils étaient d'un grand chef. Moi qui suis encore bien trop effrayée par ce qui vient de m'arriver et sentant d'une certaine manière déjà, que je peux replonger, toujours au bord du plongeoir. J'étais désolée et le resterai.
***
À l'hôpital certaines infirmières ont des jugements changeants, approximatifs sans qu'on puisse bien comprendre. Certains jours elles aident Ariane à la toilette, en raison de ses vraies douleurs, et d'autres fois elles décident que la dame doit se débrouiller seule et se plaint trop. La contradiction est chose familière en ces lieux.
Alors si nous n'étions pas justement dans un HP, les infirmières pourraient-elles nous penser de la même manière ? Nous jamais considérés comme de vrais malades – il faut y être, nous fous éparpillés dans chaque famille, points noirs – puisque les autres membres n'y seront jamais ramenés, ravalés à une interprétation permanente et dans tous les sens, parfois presque un martyre et sans exagérer.
Pas respectés dans le fond et comme partout. Nous sommes déconsidérés finalement comme des espèces de tricheurs sans vraie douleur dans le fond, des comédiens, à devoir faire les lits puisque nous sommes comme des usurpateurs. Une douleur qu'on n'approche pas, sinon et si on y vient, pour mesurer l'éloignement finalement. De faux malades qu'il faut secouer, et nous élever à la dure. Et puis non, et en consolent certains. On voit mal de vrais malades refaire leur lit tous les matins. Nous le faisions et c'est une injonction thérapeutique. Ça limite les frais de budget et nous rend à leur réalité. Ça passe le temps. Si on veut.
De l'infirmière qui me hurle dessus dans le couloir : « Madame T. !!? Mais mêlez-vous de ce qui vous regarde ! ». Je n'ai compris qu'à la dernière hospitalisation que ce n'était pas une mauvaise bougresse et qui se mêlait elle aussi de tout. Mais elle avait une voix et des manières insupportables si on ne se décide pas à lier pas connaissance, si on n'a pas atteint la phase de l'indulgence. C'est à la quatrième hospitalisation que je pris vraiment connaissance de cette phase-là et de sa mesure.
Parlons plutôt d'une indulgence plus équilibrée et moins manichéenne. Des fous se révélaient stupides et méchants (je les imaginais avant perfection du bancal, de l'anomalie) et des infirmières faisaient par ailleurs des efforts louables pour la plupart, à Maison-Blanche et à cet étage. Elles sont seulement à l'image des chefs, c'est aussi simple et toujours vrai, dans cette branche là aussi.
C'est le désespoir intact qui m'y conduisit à cette indulgence, au moins. Au ras de l'anéantissement on peut la découvrir et dans le fond on n'a plus vraiment le choix que de voir que rien n'est moins simple.
Ariane, la dame, comptait bien porter plainte puisqu'elle découvrait l'HP à une bonne place, celle de la suicidée, toujours mieux considérée que la dingue. Et observait les mille et une maltraitances insidieuses, et que l'indulgence justement ne combat plus.
J'ai envie de chialer quand cette dame parle de moi comme elle le fait. Je ne me reconnais plus. C'était quand j'existais.
Nous allons ensemble au dernier jour de l'exposition Hooper au Grand-Palais.
Alors là Ariane est royale. Elle entre et c'est presque le messie. Elle demande un fauteuil roulant puisqu'elle marche difficilement et que son dos la fait souffrir. Elle a montré une carte et tout le monde lui parle comme à une princesse.
Je pousse le fauteuil, mieux que je ne l'imaginais, et fends la foule en disputant les uns et les autres, qui marcheraient volontiers sur notre véhicule qui prend pourtant de la place. Les ignorants s'excusent quand je leur demande de se bouger, calmement mais fermement, eux étonnés comme s'ils n'avaient pas vus. Un fauteuil ! Alors c'est de la blague. Et c'est pourtant ce qu'ils se disent. « Oups, je n'avais pas vu... » N'importe quoi ! Et je ne l'aurais pas su à ce point avant de le vivre.
Une personne seule en fauteuil peut bien rester ignorée et faire un sur place infini si elle ne joue pas des coudes (et jouer de ces coudes en fauteuil, ce serait leur mettre à tous une main au cul, presque pour voir... sans que personne ne le remarque jusque-là).
« Excusez-moi je ne vous avez pas vu !?? » Ah ouais... Et c'est la honte globalement. Vos mines désolées quand ça parle du handicap. Sinon pour vous, ça roule ?
***
Quelle drôle d'histoire ? À chaque phase maniaque, je rencontrerais des gens que je perdrai presque de suite, et qui n'auraient jamais pu imaginer qu'on puisse me considérer comme folle.
Comme cet homme élégant par exemple, que je croise en 1991, parquée dans le Marais que je découvre en y vivant d'une certaine manière, même si ça restera au-dessus de mes moyens, et à la veille de l'abominable internement qui me marquera à jamais.
Ma folie, votre miroir dansant ?
Je rencontre cet inconnu tôt ce matin-là, devant la grille fermée du square de la place des Vosges. Étonné l'homme que je découvre de suite ses origines italiennes, un accent subtile alors que depuis sa jeunesse il s'exerce à parler un français sans faille.
Il m'invite dans un salon de thé ouvert sur la place. Il me parle de l'Italie, de l'Europe mouchetée de nations à l'avenir, de ses enfants, d'un village italien où les gens parlent encore le latin, de son fils qu'il accompagne puisque celui-ci passe son CAPES. Quand nous nous sommes quittés il me donne son téléphone au cas où je passerais par Pau, là où il vivait, ou si j'avais aussi besoin de son aide.
Aucune ambiguïté dans cet échange, personne ne charme personne, nous parlons seulement.
Il ajoute quand nous devons nous quitter, que j'ai l'âge de ses enfants mais qu'il n'était jamais parvenu à parler ainsi avec eux. Je le rassure. Ce n'est pas si étrange.
Après la visite de l'exposition avec la Dame Ariane, et qui finalement a été amusante, elle doit prendre un taxi et on nous invite à passer par un autre chemin, les sous-sols du Grand-Palais. C'est plus court en fauteuil. Guidées par un employé du musée c'est une merveille.
D'autres coulisses s'additionnant à celles que j'ai déjà si bien connues. Là des restes de l'expo sur la bohème et autres rangements. Des sous-sols presque habitables. Les caves de l'art.
Si d'un côté certains préfèrent tout juger en folie, me jauger et si à la moindre grimace, au moindre élan de colère je suis regardée troublée et fâchée, ça finira par m'y renvoyer à l'HP. Ceux qui me reconnaissent l'ignorent, mais les autres savent, indifférents à ma fatigue d'alors, et à ma tragique solitude aussi.
Cette fatigue inconnue jusque-là, était peut-être due au fait que je dormais mal. Mais ce n'est sûrement pas aussi simple. Et si je n'ai pas de réponses, qui en aura ?
Et j'ai raté mon coup de toute manière, une fois de plus. Revenue à une forme d'intelligence aussi vite détruite par l'entourage qui la craint, et ma colère que l'accompagne alors chaque fois. car elle m'accuse bien sûr, leur donne encore raison.
J'avais des rages profondes puisqu'on m'examinait sans amour, sans adoucir cet examen qui me fera chaque fois sortir de mes gonds. À devoir éructer des méchancetés qui se voulaient aussi des explications et se tordront en violentes réquisitions.
Mais laisser aussi seule quelqu'un après cette première nouvelle incarcération et les autres, était inapproprié. Me garder un mois ou deux au repos et entourée, oui c'était cela la seule solution et personne n'en a eu le courage. Personne ne m'aimait assez.
J'engueule la plus éperdue, la plus dure, la plus seule et pour qui je comptais plus que ça n'existera jamais en eux. Ils laissèrent faire, tous les miens... soi-disant.
« Tu as vraiment une super amie ! »
Vous pensez vraiment que c'est une découverte ?
Et elle prend pour vous, pour votre ignorance et pour votre indifférence dérangée. Je vous laisse. Il y a du définitif qui dure.
C'est m'abriter dont il était question. Ils sont pris ? Par quoi ?
Une convalescence pareille et dans la solitude était vouée à l'échec. Ma maladie me consolait finalement, me tenait insidieusement. Auraient-ils pu s'en apercevoir sans me poser de questions et en douceur de préférence, au lieu de guetter tous les indices prouvant qu'elle revenait, la folie.
Elle est là et moi aussi.
Ce que cette amie sait avant eux, c'est la mort qui me guettait au détour. Cette obsession ne concernera pas les "miens".

Alors fatiguée, j'abandonne même ceux qui me font ponctuellement du bien et me regardent autrement. Je l'espère et en doute. Réparer mon âme est un beau projet. Mais je n'ai droit qu'à cette solitude imposée.
On guérit seul. Et si le psychanalyste le sait, le psychotique le vit.
Qui cela ne mettrait-il pas en colère une telle désolation ?
« Voir quelqu'un » est un autre de leurs impératifs, pour moi, pour mon bien, eux étant tous bien trop pris, c'est pas leur boulot.
Et là je ne râle pas mais exprime une évidence, une nécessité, un il-va-de-soit. La solitude est un calvaire monstrueux quoi qu'il en soit. Pas toujours. Mais la menace d'être enfermée s'y ajoutant, elle la rend obscure, douloureuse, comme une scie, fatale.
***
J'ai invité Ariane chez moi ou plutôt elle s'est invitée puisque j'ai manqué tous ses rendez-vous dans le quartier puisqu'elle habite aussi le 18e arrondissement, puisque j'ai autant de mal à sortir. Mais quand le rendez-vous approche, l'angoisse me vient comme une lame. J'ai mal et tourne en rond dans cette douleur. Cela me fera sûrement du bien de voir quelqu'un. Ma solitude étant devenue si étroite. J'y arrive à ce point-là. Comment puis-je m'adresser à quiconque puisque je suis folle ? Folle à lier.
À chaque période maniaque, et quand ce fût le cas ensuite dépressive, ou tout à la fois comme un milk-shake, il n'y aura plus personne à bord. La chute des corps, l'abîme de l'abandon et tout le monde se barre. L'amitié au risque de la folie ?
Elle ne tient pas et pas pour tout le monde pourtant, comme mon ex-mari et futur ami avec qui je déjeune un dimanche dans le Marais encore, quand je suis déjà tellement surveillée. Et il dira aux hostiles qu'il n'a rien constaté de dingue en moi. Forcément le miroir qu'il me tend n'est pas ainsi fait. Je ne joue pas et pas avec lui, puisqu'il ne me vise pas, alors je ne me sens pas autant écorchée. Mais il sera à son tour entraîné. Malgré lui presque.
Ceux qui n'y croient pas enfoncent, implacables. La peur de la peur, elle advient et d'eux. On attend de l'indulgence et on est noyé comme un poisson rouge, oublié comme une pierre. Renouer des liens sociaux, c'est important, disent-ils, pour le dingue, pour se rétablir. La bonne blague... Avec qui renouer ? Tous ceux qui se barrent à vomir de bêtise. Ceux qui ne font qu'observer à bonne distance, même pas curieux, seulement prudents.
Qui parle quand le fou dit ? Personne. Un blanc et un silence qu'ils vont récupérer entièrement, rattraper cruellement. Qui le sait ? La folie marque et trace, tatouage virtuel en numéros. C'est ainsi et jamais autrement. Tous ceux qui pensent qu'ils n'affronteront pas cette peur fondamentale comme elle a l'air d'être, perdent, s'échappent finalement, soulagés et à la bonne distance : loin.
Et les soignants... sont les soignants. C'est à dire personne eux aussi. Fou on est seulement et finalement regardé, observé par tous, sans exagérer, au moindre clignement.
C'est pourquoi j'imagine que si le mot « psychose », comme un terme générique n'est pas en moins ou en plus. Arrêtez vos sales mots qui n'imaginent que le pire. Qu'on fasse le point des crimes perpétrés par des dingues ou non. Les trouvailles. Les merveilles.
Si cette dame vient, Ariane, elle finira par me désigner et je suis fatiguée d'avance (et réellement) des relations publiques. Je suis assez honteuse, ça m'suffit.
Qu'est-ce qu'il y a de si moche dans la folie pour que l'on lui fasse un tel barrage et chacun la redoutant autant ? Et les soignants et les psychiatres et tous qui craignent aussi comme pour leur peau.
Psychiatre, quel est ce choix-là ?
La personne qui me fait interner une première fois, et pas de gaîté de coeur, si sa psy, celle qu'elle consulte lui parle d'hospitalisation quand elle va si mal, elle s'agite aussitôt et quelle que soit la douleur qui l'accable. Cela l'effraye au-delà de tout, comme tout le monde. Et c'est juste non ? C'est ainsi pour tous et même pour nous qui avons franchi le Rubicond.
Je suis tellement soulante, à cran et alors préfère rester seule, comme me donnant le choix.
***
C'est la blessure de l'annonce : « Vous êtes dingue... » qui éloigne de tous et de soi-même à jamais. Parce que je sais alors que c'est fini, que le bal est terminé, l'histoire aussi. Et peu de soleil ailleurs. Le fou est banni dans tout un tas de cultures, pas seulement là, pas seulement nous. Plus rarement vu comme un devin ou même seulement un joyeux drille aussi désespéré que n'importe quel clown. Et peu d'entre-nous échappent à une solitude de plomb comme la chape ou pire. Victor Hugo le dit bien d'une certaine manière dans sa pièce Le roi s'amuse qui deviendra le Rigoletto de Verdi. Le malheur de l'insigne, du fou du roi.
Je réponds admirablement aux médicaments. Ils me soignent. J'ignore comment ces gens qui parlent de tourmente chimique et le martèlent, comme si la réponse chimique, alors celle des médicaments, résolvait tout et le mirage dans lequel on a nagé si longtemps. Un dérangement qui ne nous appartient même plus, plus insensé encore d'être nié. Effacé... Et comment les autres vont-ils faire la différence entre cette simple maladie et les psychoses si redoutées, les folies avérées puisqu'on se retrouve tous dans le même HP ?
Fou, c'est dit. Une fois alors toujours, comme pour les junkies. Ou pire. On ne décroche pas de la folie, l'addiction des autres est trop grande. C'est comme ça et pour tous, tous les autres finalement.
***
C'est le service psychiatrique lui-même, le mot, l'image souvent juste oui, qui fait peur à tous. Pourtant quand je vois des fictions qui s'essayent à montrer l'HP, ils se trompent presque toujours et c'est normal. Quelque chose manque. L'enfermement. Et personne n'a confiance en personne. Tous veulent sauver leur peau, d'abord. La vraie tension entre nous et les autres. Ce silence et cette immense détresse. Le début précoce d'une forme de mort. Une mort humaine, symbolique, imaginaire et réelle. Quand on n'a plus les clefs et que tout le monde se méfie de tout le monde. Tous taiseux et presque inanimés.
Peut-être est-ce pourquoi je m'y essayerai à tenter la mort tant de fois, et dans toute la période d'accalmie de cette maladie, accalmie qui durera trente ans. Mais la mort me tenait. C'est comme ça et je n'y peux rien. Un peu trop de mort, c'est tout.
Alors ils prient presque et se barrent, puisque ça pourrait les concerner. C'est différent et ils haïssent ça. Et quel autre résultat dans le regard de ces autres ? Ce mépris peureux (pléonasme encore) de ces normaux et qui s'en vanteraient comme certains et n'ont que faire des subtilités psychiatriques, sinon les éviter à tout prix. N'apprendre que du faux, du superficiel.
Je préfère rester seule Madame, Ariane. C'est ce que je lui dis. Vous ne m'aviez pas tout dit ? L'appeler ensuite, je le rends impossible. Les gens doivent en avoir marre que je me défausse comme ça. Ariane aussi alors. Comme si je m'étais habituée au labyrinthe et resterai une souris qui y vit à plein temps.
En pensant à vous, j'entends votre voix joyeuse et intéressée madame, indulgente. Je suis malade de cette maladie.
***
Je me suis préparée à une solitude pas si effrayante. Mais comment l'habiter pour ne pas mourir de suite ni m'ennuyer, ce qui revient au même. Pourquoi ? Parce que je compte pour moi et m'en suis aperçue très tôt. Question de survie.
Peut-être cependant aussi parce que quelque chose cloche depuis trop longtemps, depuis le début, quand je prétends toujours parvenir à le cacher. J'ai essayé de me fortifier par tous les moyens, soigner mes blessures, essayer de me réparer moi-même et l'ai réussi longtemps avec des bouts de ficelle, pendant de nombreuses années, abattue souvent.
Oui j'ai une espèce d'affection pour ce que je suis de toujours, bizarrement et sûrement heureusement. Idéaliste comme aujourd'hui à me rétamer régulièrement. On ne s'en défait pas si facilement. S'en départir c'est peut-être ça mourir.
Comme si je parvenais parfois à être à LA bonne distance de moi-même, bien cadrée, attachante finalement. Vivre, c'est la meilleure nouvelle non ? Seule ? C'est pas si grave. Si je compte pour une autre, je vivrai.
Madame, Ariane, j'espère que vous allez bien puisque je suis presque aussi inquiète qu'Abraham. De cette inquiétude d'Abraham, qui donne un certain sens à sa foi, et est poétisée dans le plus beau texte sur le sujet, le Joseph et ses Frères de Thomas Mann. Apaisée, c'est le seul conseil que je donne, à lire les quatre tomes du plus beau roman sur l'élection et ses misères, dont on parle si peu, jamais aussi précisément. Il vous aidera. Et comblera vos moments de solitude.
Mais oui ça ira, ça ira.



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