mardi 5 mars 2019

La "chouchoute"

C'est peut-être pour en finir, et avec ce blog aussi. La télé reste allumée encore. La TNT qui s'adresse aux Alzheimer et Cie le permet, l'absence pour en parler.

Quand tout le monde m'a lâché, que ma sœur m'a insultée comme ses frères l'avaient fait avant, ma mère m'a dit dans un souffle, fatiguée elle aussi :
"Mais tu es ma chouchoute."
Pas théâtralement non. Comme quelque chose qu'elle avait toujours sous-entendu sans employer les mots. Et à moi il les faut ces foutus mots, sinon je meurs idiote et là ce ne sont pas du tout de vains mots. Dieu que j'avais besoin de les entendre. Et choisir un instant si dramatique pour les dire est tragique et pour moi et pour elle. Comme si nous ne le savions pas déjà toutes les deux. Un pléonasme doré. Une annonce arc-en-ciel puisqu'il pleut à travers ce soleil de ce soir-là. Un noël en larmes et autre chose qui me garde et me regarde seule.
Je crois que c'est presque dans le même temps que j'ai compris que j'étais aussi la "chouchoute" de mon père. Mais ça c'est de l'invention puisqu'il ne me l'a jamais dit. Et j'ai terrrrriblement besoin de mots, de leur réalité. Mêmes moches je les préfère à des sous-entendus oiseux ou méchants. Ce sont les seules vraies preuves pour moi, et d'amour aussi. Si je ne les entends pas je ne le crois pas. C'est peut-être ce que ma mère a compris si tardivement. Et ma bêtise d'avoir voulu tous les aimer.
Mais le souvenir des cadeaux que mon père m'a fait à Noël jusqu'à mes 15 ans m'en sont des tas de preuves. Comme un magnifique service à thé façon porcelaine de chine ou mon mirifique livre des Contes des Mille et Une nuits que j'ai toujours. Et d'autres très beaux aussi.
J'ai inscrit les autres, mes frères ou ma sœur, au rang des préférés sans même les jalouser puisque c'est moi qui leur donnais ces hauts rangs qui dans le fond étaient faux. Et qu'est-ce que ça veut dire "préféré" quand mes parents aimaient tout leurs enfants.
Pourtant je l'ai mérité le rang de "chouchoute" comme les maîtresses d'école désignent aussi certains de leurs élèves et ce n'est pas bien. Je l'ai été d'elles aussi et de beaucoup de mes profs jusqu'en fac, c'est dire.
Mais pour mes parents ou pour le corps enseignant c'était aussi au mérite. 
De naissance j'étais sage, attentive et délurée. Je ne voyais aucun intérêt de déranger ces adultes occupés, et mes vieux l'étaient beaucoup quand je suis née. Je m'aimais suffisamment - ou c'est sans doute mon inconscient qui se savait aimé - pour ne pas faire ma maline quand ils avaient tant de choses à faire. Je voyais qu'ils prenaient soin de moi. Mais c'est insuffisant de le savoir inconsciemment. Je m'interrogeais seule sous les marronniers.
Ensuite ma mère est tombée à plusieurs reprises très malade. Je n'allais pas faire l'intéressante ou la questionneuse dans ces moments là. Mon père et mes grand-parents étaient suffisamment inquiets. Ce dont j'avais conscience, mes frères et sœur tenant tout particulièrement à une insouciance qui finissait un peu bête.
Alors j'ai continué d'être sage et de trouver mille occupations comme je savais faire. Lire, inventer des chansons sur des musiques de Nino Rota croyant que personne ne m'entendrait, faire des cahiers de cinéma avec les photos que je trouvais dans Télé7jours ou Ciné Revue, dessiner, jouer avec mes copines, écrire des poèmes d'enfant, rentrer à l'heure. Et ainsi de suite. Puisque ma mère a peine guérie a du avec ma grand-mère s'occuper de mon grand-père se mourant chez nous de la silicose.
On ne vivait pourtant pas dans un climat triste, croyez-moi, pas plombant puisque j'étais faite d'inquiétude et de joie mêlées car c'était possible avec ces gens-là. Mais j'ai tout de même fait une brève dépression quand ma grand-mère est morte à son tour. Discrète elle aussi ma maladie d'un cœur brisé.

Je me disais que ce n'était pas normal de ne pas faire de crise de l'adolescence. Mais me rebeller contre quoi ou qui ? Ma mère qui ensuite s'est retrouvée complètement seule? Je me sentais pourtant un peu ignorée, c'est le problème quand on est "sage", on a parfois l'impression que personne ne s'intéresse à vous. Et j'en avais parfois le sentiment.
C'est au mérite qu'on est le ou la "chouchoute", pas une lubie de celui-ci ou de celle-là. C'est pourquoi cela fait une vraie différence avec être préféré et ma mère a employé alors le mot juste.
J'ai fait des études supérieures aussi pour leur complaire, même à mon père pourtant mort. Je savais que cela avait de l'importance pour lui et voulait l'en remercier, parce que ça en avait pour moi aussi. Bien sûr je me suis plantée dans mon parcours scolaire, je n'étais pas une "bonne élève", mais peut-être aussi pour faire durer le plaisir. Plutôt amuseuse talentueuse qui réussissait un peu par hasard.
Me savoir aimée de ma mère et de mon père autant, c'est un beau cadeau, venu un peu trop tard.

Je vais retourner regarder la télé, elle est fidèle elle avec tout ces mots que les gens déblatèrent, ça m'arrive, dans ma solitude, de penser qu'ils me sont adressés.

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