mercredi 27 mars 2019

Le chien noir

Mon espérance de vie, je ne lui en donne pas cher. J'ai l'impression d'avoir déjà dépassé le temps qui devait m'être imparti, dépassé les bornes. Le chien noir est là et me regarde. Il a perdu son maître il y a très longtemps, mais il réapparaît aux différente périodes de certaines vies. On le supporte, surtout parce qu'on a vécu des jours meilleurs et qu'on veut croire qu'ils reviendront.
Des jours meilleurs qui ont du panache, de la couleur et des histoires. Ils sont généralement frappants dans leur genre. Une sorte de temps où tout est possible.
J'erre seule depuis des années et le chien noir est le plus fidèle des chiens et personne ne l'a apprivoisé. Il s'attache à certains comme un bon cabot pas dressé, mais bien là. Il empoisonne presque la vie par sa fidélité. 
Je le connais depuis l'enfance.
"Le chien noir" c'est ainsi que Winston Churchill appelait ses phases de dépression. Elle lui faisait même dire dans ces temps-là ses discours à la radio par un acteur. Devenir mutique et pourquoi ? Bien sûr puisque c'est comme si on devenait une feuille d'automne qui se replie sur elle même, sèche. Passer d'une joie de vivre parfois bruyante et virer dans un silence qui s'impose, jamais tout à fait sans raison.

Les émotions en être trop pris, en être esclave. Trop, bien trop d'émotions qui semblent finalement nous dicter des tremblements intérieurs, des rires d'oiseau moqueur, des détresses sans failles et absolues. Rien à moitié, c'est ça qui est principal à dire. Joie entière, malheur complet. Solitude qui enferme sur un enfermement qui est déjà là et habite le corps en entier. Bousillé de mille sensations dont le mieux à faire reste de les observer. Le chien noir le permet jusqu'à une certaine limite, lui qui est comme un cerbère, nous emmène jusqu'aux rivages de la mort, sans forcément nous y plonger. Pas tout de suite, semble-t-il dire. Regarder le monde en silence et avec des lunettes fumées. Un noir et blanc de la vie qui finit par nous harceler.
Le Black Dog est notre maître et pas l'inverse. Mais je le connais depuis longtemps parce que finalement ce sont les autres qui me regardent comme un chien, plus que comme un être humain à qui on s'adresse. Petite quand je le rencontrais plus ou moins longuement, je me demandais s'il était une punition, et divine pourquoi pas. Je passais d'être une sorte de meneuse de revue à une honte taiseuse qui essaye de ne pas se faire voir. Ne pas le montrer. J'ai inventé des tas de bricolages pour que ces moments de replis ne se voient pas. Jusqu'à cette dépression maximale qui m'a tout retiré, mon visage lui même reflétait ce néant dont j'étais faite entièrement. Je n'ai pas oublié. Hantise d'avoir mal nuit et jour.

Dans l'article de la revue L'éléphant où j'ai retrouvé cette manière que Churchill avait de nommer sa tristesse, j'ai lu qu'elle n'accaparait pas que lui.
Et pourquoi tristesse ne serait pas le mot le plus juste et pas seulement une licence poétique. Tristesse d'un monde qui s'écroule en plan large, tristesse d'une solitude accaparante en plan serré. Est-ce que je ne mérite plus la relation avec les autres ? Qui m'en a privé ? Moi-même dont ça finit par être la faute finalement entièrement. Croyez moi ce n'est pas le monde auquel je finis par ne plus appartenir que j'accuse. Trop franche, trop sévère, trop rigolarde, trop exigeante, trop curieuse, trop questionneuse. Et si je n'aimais pas, malgré tout ça, la vie, j'aurais déjà traversé le fleuve, j'ai essayé déjà plus d'une fois, rêvant d'un main qui m'arrêterait comme dans Le Texte, d'une bouée qu'on me lancerait et pour regagner le rivage des vivants, du titre d'un de mes livres.
La tristesse accapare et blesse qui en est atteint. Un rien l'effacerait. Une attention. Un geste humain. Et rien, plus rien que le chien noir qui me regarde dans les yeux. Quand quelqu'un aura pitié de moi, s'adressera à moi, je ferai mine de rien mais je n'en oublierai pas les méandres sinistres, le complet abandon, pourtant je sais que j'en rirai et c'est presque dommage. La tristesse est gravée, elle est mon tatouage invisible que je ne montre pas à ces gens que je croise sans les connaître et sans qu'ils puissent savoir ni m'aider.
Dans la revue ils font aussi la liste des maniaco-dépressifs autre manière d'exprimer le chien noir de Churchill. On est en bonne compagnie : Balzac, Hugo, Schumann ou Haendel. Mais Hugo n'a pas été enfermé même si Guernesey tenait de l'enfermement politique. Une île balayée par des vents qui accompagnent la tourmente personnelle. Il est profondément triste quand il perd sa fille-muse Léopoldine et ne publiera pas pendant des années. Il est aussi profondément triste de voir le monde tel qu'il est. La sensibilité a des lettres et de noblesse parfois.
La plupart des gens se contentent de la moyenne, comme s'ils savaient que monter dans les tours est un risque, une audace dont ceux qui s'en emparent payent les dividendes. La grandeur des affects est un miroir déformant. 
La télé est encore allumée. Je sais que quand plus rien ne m'affectera de ce qu'elle raconte, le chien noir aura gagné et me mènera là où on n'a plus peur, à la fin. Mais peut-être que vivre sans cette bascule la vie serait moins intense dans les moments où le Black Dog reste dans sa niche. Je crois le savoir. 

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